(Texte écrit en 2010, le jour de mes 30 ans)

… ce n’est pas de cela dont je parle.

Notre cœur nous tue. Il voudra tout reprendre, son expansion n’aura aucune limite. Il contient, il forcit, c’en est immunisant. Comprenez, la structure ne plie plus. J’arrive au terme de la construction des poutres porteuses. Je suis pile dans les temps. Je peux m’intenter toutes les expériences de tous les savoirs, je n’ai plus l’ombre d’une crainte qu’elles ne produisent effondrement. Autarcie presque complète, confusion peut-être, vastes éclairs subits dans la nuit tiède, mon amie.

C’est que je les aime d’un amour fou, imputrescible, incontrôlable, féroce et bouillonnant, ces lignes aux vélins parfumés de tabac froid, ces bateaux lourds et tristes fendant les fuseaux, ces avions surnaturels qui m’avalent, me projettent, jouent avec mon âge, ces ponts jetés sous lesquels je me perds, ces créatures au pelage envoûtant à l’odeur inouïe qui ne me comprennent jamais et me tolèrent à peine. Je lutte, croyez-le bien, contre toute cette mystique introvertie, extravertie, encombrante. Sentimentale ? Mais comment donc. Si j’osais seulement m’y abandonner, avec tout ce que je dois porter, entreprendre et envisager, mes seigneurs, je ne me retrouverais jamais. Je me tiens devant vous un genou à terre, les paumes offertes, le Globe de toutes vos fulgurances sur les épaules, un sourire de profonde gratitude aux lèvres et l’œil, votre obligé, planté dans vos prunelles. Bien sûr que non, sentimentale, allons allons. Pire que cela. Je suis animée.

Ce qui m’intéresse, pour le moment, c’est revenir. La sagesse suprême consistera probablement à ne même plus tenter de partir. Chaque chose en son temps.

Tout ceci n’a ni queue ni tête, reprenons. Il est entré en furie, fantôme errant et pitoyable, a immobilisé l’assistance. Je me suis levée, faisant face à la potence, pliant imperceptiblement les épaules et expirant doucement en baissant les yeux. Tous me regardaient. « Tu m’as oublié » me dit-il et il me montre ses avant-bras, coupable, oui, moi. « Tu vois, tu vois ce qu’il en coûte, je me lacère les bras pour toi. Tu m’as perfusé ton odieux malheur et puis tu es partie. Maintenant j’essaye sans cesse de mourir vraiment pour disparaître enfin dans ce fleuve de feu et ma malédiction est que j’en suis incapable, je suis maudit, tu m’as maudit et tu avais raison. » Je reste droite, je regarde à l’intérieur de moi afin d’y voir moins clair. « Tous me regardent », lui réponds-je faiblement. « Tous, et cela n’a jamais tué les forces qui rampent pour sortir par tes poignets. Je suis désolée que tu ne les supportes pas, que tu choisisses l’écoulement et l’errance. Les miennes je les capture et les isole précieusement, je suis une impitoyable geôlière. Je suis un monstre. Tu possèdes à présent un peu de ces gènes maléfiques. Je t’ai contaminé, c’est vrai. Tous me regardent, et maintenant que j’affiche mes bubons, tous, enfin, me voient. Je n’ai plus jamais peur. Ta panique pure est une insulte à ce que nous sommes. Laisse-toi sortir, regarde-moi moins belle et peut-être alors je reviendrai. Peut-être enfin tu partiras pour reposer en paix. »

Mais ce n’est pas de cela dont je parle.

Ce qui m’intéresse pour le moment, c’est revenir, oui. Mais sans toi.

Bon écoute. J’ai déjà tout expliqué. Mais je vais le refaire pour combler ces cratères ouverts brusquement par ton chagrin et ton angoisse, je vais te parler mon amour, sans fin et jusqu’à ce que tu t’endormes enfin sur tes blessures de guerre. Je peux te bercer, t’envelopper, t’élever. Je peux masser ton dos endolori et sentir tes impuissances rouler entre mes mains. Je n’ai jamais craint le pourrissement, les dents déchaussées et les sueurs sèches de matins compliqués. Seulement je ne reste pas. Je ne reste jamais. Je suis à tes côtés absente, il faut le supporter. Il n’y a rien à faire, j’aime trop le silence. Parler, rire et briller oui, je crois que je saurais le faire. Mais je m’écroule enfin à la fin de la prestation et entends recouvrir ces indignités d’autant d’austères obédiences. Je ne peux plus, alors, parler un mot. Je n’ai plus de son disponible. Mutique insolente, je ferme. Il me faut un temps insensé pour chaque convalescence, je manque perdre mes essences précieuses dans chaque grand déballage, j’ai besoin de faire revenir doucement mes chatons sauvages effrayés sous les meubles, qui m’en veulent de les avoir éclaboussés de champagne et d’épileptiques et chromatiques violences. Je dois les panser, les ébouriffer, les voir surgir à nouveau, pas encore découragés par ces fascinations pour l’amusement perpétuel, enfer moderne où les flammes d’aluminium font jaillir des larmes de joie.

Toi tu es du soleil, tu as une chance impossible. J’ai vite trop chaud, je suis mal à mon aise dans tes rayons cancérigènes. Personne ne me prendra vivante, comprends-tu donc. Je ne veux pas de temple lumineux, d’enfant blond dans les bras, j’ai déjà cureté un avenir à trois, et brisé une bague. Je n’aurais pas assez d’une vie pour ma lente pénitence, personne n’aura pitié de moi. Tu me parles de monstres je suis un cirque gigantesque de freaks inconcevables, vrillant à l’abdomen du passant égaré une trouille innommable, j’ai juste fardé un peu la baraque branlante, cloué les volets, creusé un abri bétonné. Rien à voir, misérable, avec ta folie ordinaire, je suis malheureusement tout sauf à enfermer. J’étais la poupée du démon, je lui crache maintenant à la gueule et je lui résiste sans le moindre état d’âme, je l’expurge, je le défie et ne baisse jamais la garde, je suis un vecteur rebelle qui décide des informations qui transiteront, je ne vis plus que pour personne, comprends-tu ? J’ai besoin du grand vide détaché pour mener toutes ces expériences, si je craignais pour toi, si je tenais à toi, je serais aliénée et superbe, certes, mais aliénée et superbe, et contrainte et rendue à la vie factice contenue dans ces quotidiens brûlants où tout, hostile, nous presse de rejoindre une place avant la fin de la ritournelle entêtante. Je ne veux pas qu’on me presse, je décante, lentement, inhumainement lentement, la science éternelle, à la recherche, inhumaine elle-aussi, de cette pierre insécable qu’aucune promesse tenue ne m’a fait à ce jour entrapercevoir.

Auto-sabotage, mon amour. Flagellation et supplices, solitude imposée. Tentations. Feu. Colère. Impossible de me tremper autrement. Je ne dois plus te vouloir. Il faut que j’y arrive, je finirai par savoir.

Personne ne me prendra vivante, mon amour.

Je ne sais même plus qui tu es, anyway, plaqué dans les tournants, caché entre les draps, glissant en courant d’air sur ma peau exténuée des torsions animées que je lui inflige. J’en ai marre, aussi, de devoir me montrer. Mais je n’ai plus d’autre option que de continuer, dans mon laboratoire, seule comme la lune éclairant d’un peu loin tous les tordus de l’ombre, les chiens galeux de la nuit et les aimant de loin, incapable de bouger. Incapable de le désirer seulement. M’éclipser progressivement, par quartier, de leur vue.

Encore une fois, j’ai fini d’en désespérer, je dois me remettre au travail. C’est devant tous mes coins de papier que je me sens encore le plus… animée.

Car ce n’est pas de cela dont je parle. Ce n’est pas encore de cela dont je voulais parler. Il faut que j’y arrive. Il faudra me laisser. L’humain m’éteint, et je dois rester éveillée.

 

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