« Vous pouvez m’assurer que cela a vraiment existé ? Alors ! »

Le bébé, le tendre bébé dans l’intervalle de temps extrêmement réduit entre ses yeux qui pour la première fois se fixent, te plantent dans le coeur la petite certitude qu’ils savent exactement d’où ils viennent, paisiblement, avant qu’ils ne l’oublient, et la fin des grognements de bêtes où sont tentées de nombreuses labiales, dentales, stridences mordues et recrachées pour que prenne forme l’immonde langage qui déflorera leur profondeur et la trahira sans cesse, décalé à jamais de la sensation des grands lacs immobiles qui contiennent tout ce dont tu as toujours eu besoin sans imaginer les sonder, ce bébé, il faut bien reconnaître qu’il échappe prodigieusement aux écrivains. Parce qu’ils n’ont que quelques mois, quelques semaines pour l’humer parfaitement, s’en enduire, le capter, l’écouter, s’y fier pour tenter d’en rendre un beau morceau intact, dans sa parfaite rondeur entêtante, sa présence irradiante et lourde de secrets, et que ces quelques semaines correspondent presque toujours à l’impérieuse nécessité de dormir enfin, de reprendre forme humaine, de lécher ses plaies dans la grotte avant la belle saison où il faudra sortir chercher les premières baies. Parce que ces mois inouïs et déterminants, il faut s’y débattre pour leur arracher quelques saignées de jour dans la valse folle, et jalousement les réserver à nos dernières solitudes. Exaspérés par la fuite du contrôle et d’une vitalité qu’on croyait acquise, on se bat contre le bébé pour obtenir le coin sombre et frais où se remettre, disparaître, demander un peu de temps encore, le dernier, une pause, un instant encore la vie comme elle fut et ne sera jamais plus, de quoi poser quelques mots, une nouvelle révélation – alors que l’on ne s’appartient déjà plus, et qu’un petit veau « mol et crémeux », comme le décrit Anna de Noailles, expulsé sans autre ressource que les nôtres dans le rayon de lumière poussiéreux de nos regards, se blottit contre une peau qui ne peut pas se refuser. On négocie, on observe la moindre faille pour s’y glisser et échapper à ce bébé qui nous dévore, et nous le ratons. Si vite, nous sommes exaucés : il a grandi, et n’a plus rien de ce mystère qui nous laissait béants et tristes, irrésolus depuis ce même âge anhistorique, dans l’état que l’on retrouve dans le silence d’une nuit fracturée en dix.

Nous le ratons, nous le perdons, il nous a échappé, on en cherche sa trace partout, affolés, mais c’est pourtant irrémédiable.

Rendre sa dignité au bébé, cette superbe qui nous explique tout sans rien nous dire, est une mission que je ne pourrai plus jamais achever si je la rate cette fois, comme je l’ai ratée la première fois.

Nous n’avons pas toujours les moyens de tout rater.

La nuit s’avance et je ne la crains pas, je sais la dominer à présent parfaitement. Je l’embrume de mes assurances folles exsudées dans l’effort, je me sens constamment sur scène, essorée et radieuse,

J’ai donné au monde ce bébé, que pouvez-vous contre moi ?

oui c’est bien un hurlement que vous devinez loin, très loin, et qui monte, dans une vague, qui déferle sur vos plaines, c’est bien un long supplice qui voit le sable s’écouler dans ses mains, et l’océan, refuser toute étreinte. On essaiera quand même, on donnera tous les mots, on tentera les outrances, coupées de nets silences, on essaiera quand même, on exigera la danse, on butera sur vos pieds, on y arrivera mal, on essaiera pourtant.

Et finalement, sur scène, ce cri définitif, on le volera, comme toujours, à d’autres, on lancera ce ridicule désespoir mal fagoté aux foules qui resteront l’œil torve, on brûlera sa complainte, moulée dans le même cuir que d’autres, et dans un souffle à vif, exulterons :

 

Alors, ne nous racontons pas d’histoire : ce bébé, est-ce qu’il a vraiment existé ?

 

Et c’est alors, Saul, petit tout petit Saul, mon puits de silence violent, engouffrée par tes billes indéfinies, que je cherche à comprendre ce que tu es, d’où tu viens, je cherche à manger les strates qui te séparent de moi, lécher les vitres douloureuses plantées entre ton cri et mon universelle réponse. Je cherche à sentir le tour complet de tes petits bras, ce qu’ils peuvent, ils peuvent, tu le sais, ils peuvent déjà tout embrasser, tout consoler, secoués, lancés, noués, quand tu attrapes, éperdu, mes yeux, mon nez, ma langue, mes cheveux. Petite boule lancée dans la ronde, tu tournes sans t’arrêter, énergie pure vociférée dans tes vocalises rugueuses, traînantes, mal accordées, tes soubresauts et ronflements de bête, tes éructations félines ou marcassines, dans ton odeur de vieux lait.

Grâce à toi, mon sentier, ma cime, j’ai rendu poliment la souffrance, complaisante alliée d’un état immobile, je garde la douleur, qui seule m’apprend encore la noce, la pure noce de force lorsqu’elle cesse enfin, qu’il n’en demeure plus rien. Mon bébé, je garde ta douleur, j’efface mes souffrances. Tu existes, et moi, moins. Je passe. Je te regarde, je te sens, t’embrasse, et je passe. Je te donne la main. Mon avenir n’a plus aucune importance tant que j’y vois un petit morceau de toi. Qu’il grandisse et prenne toute la place, j’en avais, j’en ferai. Tu seras toujours là.

Mon tout petit, bercé, frotté, senti, je te sais autre, je ne te sais pas, je cherche à comprendre, et je ne saisis pas. Tournée entièrement vers tes feulements, absorbée par la lueur de tes nouvelles forces, fines, souples, douces, je me supporte enfin, je fais la paix, j’abdique, tout ce que je ne serai pas est derrière moi.

J’ai vu ce petit bout de femme avec son bébé dans les bras, je sais que je ne donnais pas, moi, cette fragile impression. Pourtant j’étais aussi petite, aussi frêle et menue, je le suis toujours, depuis qu’on m’a remis ce petit dans les bras. Je me vois dans toutes les mères, je pleure pour toutes les progénitures, je ne supporte pas qu’on en arrache un seul. Nos petits, il ne faut pas les reprendre. C’est parce que nous en sommes, souterraines alliées, les gardiennes pour chacune que tout se perpétue. Seuls les hommes, que j’aime en grande pitié pour ce qu’ils ne saisissent que si peu, retranchés de ces indestructibles réseaux, perdent foi, et pied, condamnent le monde, comptent ses jours. Ils ne savent pas. Et tu ne sauras pas, petit homme, il faudra simplement nous croire : tout disparaît, mais au creux de notre ventre, enflé dans nos seins, revient l’impossible, inlassablement. C’est sans doute ce miracle souvent mentionné, qu’il nous est interdit de trahir. Donner des mots, mais pas de trop ; laisser l’épuisement, l’exil d’en soi-même, la déchirure du bas-ventre, le vertige quotidien, les écoulements diluviens venir en secours de ce qui ne peut se dire, à peine se concevoir. Entre mères se sourire, tendre une main : nous nous percevons.

Mon tout petit, mon extase, je voudrais te dire que je t’aime, mais ce n’est pas assez. Je voudrais te dire que ce n’est pas de ma faute d’être si désemparée au moment de te louer, que je ne savais pas ce qu’il en coûterait de m’aimer enfin un peu, à travers toi. Cela ne saurait se louer. Le pacte était sans doute d’en perdre la langue, presque les yeux, la raison, les mondes en feux. Se dire enfin que tout n’a pas échoué, que tout n’est pas terminé, affreux. Que ta merveille, c’est de me donner une mission plus intéressante que moi. M’investir dans la sécurité de tes pas, la chaleur de ton univers, la liesse pendant les disettes, me retourner jusqu’à l’agonie, au-delà de mes contours, atteindre des frictions surhumaines pour te donner ce qui me reste, quand il ne m’en reste pas.

A toi seul je pouvais passer ce flambeau. Non pas cesser d’être qui je suis, m’aliéner, me désapprouver, me réduire, mais me laisser grandir dans toute l’insolente splendeur que peut encore contenir la dernière partie de ma vie, sans plus saboter le vaisseau, ni écoper en haute mer : parce que j’ai donné l’innocence, passagère et qu’importe, parce que j’ai tenu la pureté originelle en moi, salie bien des fois depuis et qu’importe, puis à bout de bras, pour la tenir au sec, parce que j’ai réussi là où peuvent enfin réussir ceux qui dans le tourment hérité ne connaissent rien de victorieux, jamais, je fais enfin cette paix définitive, globale, entamée avec ton frère le premier ; à jamais le premier, et toi, mon dernier, mon admirable petit dernier, indispensable battant du diptyque impossible à départager, double qui désoriente, qui assomme, qui segmente, parce que je t’ai aidé à naître, tu m’as consacrée et je te dois tout, je te fais allégeance, je suis de ton côté.

Je te porte et bientôt, déjà, tu te retournes, me caresses et me fais signe de rester où je suis. Tu peux y aller. Toi, mon bébé, tu peux déjà y aller, et sans moi. Retrouver tous les autres, ces enfants des souterrains magiques, où nous sommes toutes conviées. Chaque femme veillera sur toi comme je le fais, toujours, comme je veille sur les enfants du monde, comme s’ils étaient les derniers. Tu sauras tout, tu reconnaîtras, tu n’auras qu’à regarder, et écouter. Je serai là-bas, dans tes caillots, tes prunelles, ton nom susurré par les anges. Je serai dans tes peurs et tes déboires, tes échecs prodigieux. Tu maudiras mon ombre, ah cela oui, tu voudras la combattre. Tu seras le seul contre qui j’escamoterai mes coups ; seul avec ton frère qui prend aussi toute la place, et que j’oublie ici pour le faire revenir plus tard, entier, sans toi, le redorer, chacun à votre tour princes ultimes, choix des choix.

Et puis un jour, tu porteras toi aussi dans tes bras ce bébé qui ne vient pas de toi mais qui se coule en toi comme la poursuite d’une chair étrangement connue, liée à celle d’une autre, qui éclot et se débat dans les bruits du grand début, planté dans ton regard comme s’il savait exactement, lui, d’où il vient, même s’il l’oubliera. Tu ne comprendras pas, et tu ne sauras pas. Retourne-toi alors, respire, souris. Je serai là. La femme, qui te le donnera, si tu m’aimes, aime-la. Si tu ne m’aimes pas, aime-la. Ne lui tourne jamais le dos. Compose avec son nouveau mystère de mère, qui ne t’enlèvera rien, qui te confirmera, toi aussi, comme admissible partie du tout. Tout repartira.

Une petite mèche de soie s’échappe sur ta tempe, tu as l’air d’un petit vieux contrarié, avec ta mine de crapaud déformée par un épiderme trop frais pour tenir sa place, échevelé dans la fureur d’être surpris vulnérable. Quand je caresse ta petite tête toute accidentée de plaques tectoniques pas encore scellées, le sortilège est complet, je glisse dans l’univers entier, j’enfouis mon visage de vieille femme déjà dans ton cou de brioche, et même l’acidité de tes déjections me semble suave et digne. Tu respires, tu fonctionnes, tu expulses, et dans un fou-rire, tu m’ouvres une dernière fois le cœur en deux, d’un coup sec, du tranchant de ta vitalité excessive, contagieuse. Tu me prends avec toi vers ce sentier escarpé d’où l’oxygène manque.

Le noir se fait. Je repousse des membranes dont l’ignore la provenance, j’entends battre plusieurs pouls sous le mien, déréglés, cacophoniques, enflant sous une vague d’acide. J’ouvre les yeux, tu as grandi, tu n’es plus là. Tu es déjà l’immense, l’interminé, et ta croissance me sidère.

Allez-vous entendre ce cri, ce nouveau, ce fameux, ce déchirable cri ? Allez-vous le moquer, l’étouffer, le parer de vos rires ? Allons, ne vous moquez pas de moi… qui a déjà retenu le bébé, qui a poursuivi sa trace, pour le dorer, le geler, le manger, qui a vociféré contre lui toute sa haine terrible contre l’éternité… allons… n’y pensez-plus, tous les bébés sont terminés. Indignes objets parfaits d’une fascination d’esthète, indignes passages solaires d’une vie torturée, vos bébés sont terminés. Ils n’ont, peut-être, jamais existé, ils n’ont peut-être, jamais dépendu de vous, ils n’étaient peut-être que des spectres adorables accrochés à vos guêtres, à vous dire, sans jamais vous parler, que déjà vous aussi, vous terminez.

Dites, ne me racontez pas d’histoire : montrez-moi des photos pour voir, si cela, si tout cela, a vraiment existé ? Vous m’affirmez qu’il y avait du sable, et de l’herbe, et des fleurs, et de l’eau, et des pierres, et des arbres, et des oiseaux, allons, ne vous moquez pas de moi… Qui, a marché sur ce chemin ?

  • La source :

Pour poursuivre la route ensemble...
Ciel de mère

Ils ont respecté le pacte. Ils n’ont pas touché à mon fils. Ils reviennent pour me prendre.

Le réel entre nous, uniquement le réel

Alors je te sens revenir me chercher, réclamer ta place et la défendre. Tu les assommes tous d’une attention rapide, sauvage, la seule que tu pourras et que je bois avidement comme une eau désinfectée au milieu du cloaque.

Un été volé | Journal australien

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