Trop souvent, face à la mutation dangereuse de nos réactions de masse, j’ai été prise de ce malaise violent : où sont les adultes ?

Je me trompais de mot. Où sont les pères ? est bien plus justifié. Lorsqu’une révolution sociale se résume à fumer des joints au pied de la statue de la République, la nuit, en plantant un potager sous les pavés, alors l’inquiétude n’est plus de la paranoïa. Les enfants rois sont lâchés, face aux adolescents du pouvoir, irritables, mous, sans identité et sans valeurs, ânonnant leur chapelet de croyances civiques et laïques comme on griffonne « Révolution » au blanco sur son sac Eastpack, le même que tous les autres, puisque la contestation, à cet âge, n’est tolérée que si elle est majoritaire. Comment les prendre, eux comme leurs cibles, à nouveau, à jamais au sérieux ? C’est impossible, ce sont des Elpénore, symboles de l’imprévoyance (voir extrait ci-dessous). Donc une étape désagréable du périple d’Ulysse alors qu’il essaye, lui, de retourner sur la terre des pères, définition de la patrie, pour la reconquérir des mains des usurpateurs. Gêné par son propre compagnon, qui partageait moins sa cause qu’un impérieux besoin vide et vain de se mettre en mouvement, et partant compromettait sa forte mission : déglinguer les prétendants au trône et à sa femme qui, si elle n’était plus toute jeune, lui promettait plus d’éternité qu’une Calypso et son physique trompeur, ou une Circé et ses substances.

Je lis Le Père, le geste d’Hector envers son fils. Histoire culturelle et psychologique de la paternité, de Luigi Zoja (Les Belles Lettres, 2015). Je vais avoir un enfant, et toujours fidèle au précepte d’Épictète, je tente de m’occuper de ce qui dépend de moi. Je vais mettre au monde un fils, et mon statut de mère est beaucoup plus inné, apparu bien plus tôt et sans complexe ni embarras dans la période de gestation, que celui de mon compagnon. Le père de mon fils va naître bientôt, lui aussi, et mon devoir, ce qui dépend de moi, est d’aider celui avec qui j’ai entrepris cet ambitieux projet de vie, de le soutenir, de l’attendre s’il a plus de mal à trouver les rivages de la patrie, de ne pas le trahir avec des injonctions paradoxales. Pour y arriver, je tisse, nuit et jour, ma constance et ma compréhension, grâce à ce livre. Je prends le pari que mon fils suivra, puisqu’il sera maintenu par un nouveau plancher pelvien, nos quatre mains. Je ne dois pas lire sur l’avenir. C’est inepte.

Voir se créer un père est la réelle nouvelle espérance que je place dans cet horizon d’enfants dégénérés qui rejettent les Ulysse en plus de les déshonorer. Ce qui constitue une nette dégradation dans le renversement des valeurs antiques, où les mythes t’apprenaient, si tu n’arrivais pas égaler le père, le héros ou le dieu, du moins à la mettre en veilleuse et retourner y travailler pour ne pas accroître ton déshonneur à toi, de perdant. Pas de saloper sa cuirasse en y faisant pousser du fenouil, la rendant inutilisable alors que les armées ennemies progressent.

« Au fond, la force d’Ulysse réside dans une faculté très simple. À lui de choisir entre l’innovation enthousiasmante et la vieille réalité contraignante, que seuls les sots négligent. On nous a certes répété qu’Ulysse représente le besoin de découverte, qu’il est l’archétype de l’homme occidental, toutes époques confondues, dévoré par un frénétique  besoin d’innovation. Mais son besoin de continuité dans la nouveauté, de renouvellement sans destruction préalable, est plus prophétique encore. L’audace existait déjà mais il lui manquait un projet ; elle s’éteignait dans son propre élan. Ce nouveau cheminement, destiné à construire plutôt qu’à innover, naît des doutes intimes d’Ulysse : au lieu de s’enfermer dans une hésitation, ils ouvrent sur un choix. (…)
Ulysse avance et décide : il invente un choix – une innovation perfectible mais payante, et qui vient s’opposer à l’impuissante inertie de ceux qui sont infaillibles parce qu’ils n’ont pas à choisir. (…)
Ulysse suit scrupuleusement le but qu’il s’est fixé. Le retour est érigé en principe absolu de son existence, motivant le moindre de ses actes. Tel est la règle qu’il s’est donnée à lui-même. Hélas, il est entouré de compagnons stupides, à l’horizon mental infiniment plus borné que le sien. Leur soif de gloire, leur lassitude ou leur avidité contrarient son programme et en retardent constamment la réalisation.
Le personnage d’Elpénore en donne d’ailleurs une illustration parfaite. C’est en compagnie de ce jeune guerrier d’une témérité toute relative et aux raisonnements assez abscons qu’Ulysse arrive chez la magicienne Circé. Ivre mort, Elpénore s’endort sur le toit de sa demeure. Puis l’heure du départ approche, et Elpénore, comme de nombreux adolescents, n’est pas entièrement réveillé. Désorienté, il rate l’échelle et se brise le cou en tombant.
Quelques lignes ont suffi à Homère pour décrire l’ennemi intérieur : inexpérience, manque de combativité, ivresse, tête en l’air (le choix du toit), difficulté à résister à la tentation ( la maison de Circé), illusion de pouvoir se reposer puis s’atteler immédiatement à sa tâche (le bond qui fait manquer l’échelle).
 » (Pages 126-128)

Retrouver la patrie est plus difficile que de saouler son désarroi sur la première île venue. Cette motivation cependant doit aider à diriger ces enfants debout la nuit qui se brisent au pied des statues le matin venu, non préparés, non guidés, non attendus. Retardant le retour des Ulysse. C’est bien le rôle des parents. Préparer, guider, attendre. Et parfois, corriger les erreurs de leur progéniture, contre l’arrogance juvénile qui voudrait, avant même d’avoir appris le chemin, le changer, et se perd.

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