Et alors, Thomas, cher Thomas, je serai victorieuse.
J’aurai ouvert le livre, celui que j’attendais. J’aurai bondi hors de moi-même jusqu’à la fenêtre, enfin désaisie de l’incroyable déception de vouloir vivre.
Ils ont tous l’air de vous dire que vous êtes perdue, oui , toi, perdue !, pleureuse, indigne. Ils vous le disent, écoutez : « Moi, je ne me pose pas ces questions. » « Moi, j’agis, je ne me plains pas. » « Moi, j’ai la vie trop dure tous les jours pour penser à sauver les livres. » « Moi, Mademoiselle (Madame), j’ai des gosses à éduquer, je ne peux pas être si désespéré et leur dire que tout est noir, si? » « Moi, je me fous de savoir pourquoi, je veux savoir comment. »
Et tous, violemment, sans même le savoir, me nient. Entièrement. Ils me nient et nient toutes les craintes qui les assaillent la nuit, toutes les insomnies et les sciatiques chroniques, ils me nient, m’enterrent, me conspuent, parce que moi, Madame, Monsieur, je vous vois, je vous le dis, je vous le remarque en passant, mais je ne fais que passer, et vous voilà bien encombrés de ces trouvailles que je vous donne pourtant sans vous les reprocher. J’ai trouvé un peu de votre âme par terre, un peu de vos intestins, excusez-moi, j’ai failli glisser dessus. Je les ai ramassés sans savoir que vous les y aviez laissé sciemment, mais enfin, comment aurais-je pu savoir que vous n’en vouliez plus, il ne faut pas gâcher, il y a en a tellement qui en manque… Et alors oui, je les ai ramassés et me voilà devant vous, à vous les tendre en m’excusant de le faire. Prenez vos tripes, bon sang, elles coulent entre mes mains et vont tâcher mes vêtements. Prenez-les, quitte à me les renvoyer au visage. Je nous préfère souillés.
Lorsque j’étais petite, je me souviens d’un trajet dans une voiture de location. Je n’avais retenu qu’une chose : ne pas la salir. Ma sœur, plus jeune, amorça un renvoi, et saisie de panique, imprégnée de la consigne, j’ai tendu mes deux mains pour qu’elle vomisse dedans. Tout, tout, mais ne pas salir la voiture. Je voulais que tout aille bien. Je voulais que ma sœur n’ait jamais vomi. Si j’avais pu, j’aurai tout avalé pour que rien n’y paraisse. Et tout le monde aurait su ce qu’il en coûte de garder une voiture propre, et je suis bien d’accord : c’est mieux, c’est moins d’ennui, de ne pas salir la voiture. Quitte à ingérer du vomi. Mais tout le monde l’aurait su. On aurait rendu la voiture neuve, en se félicitant d’avoir ravalé son vomi. J’insiste, c’est sûr, mais comprenez-moi bien. Ces gens-là, dans la voiture, n’auraient pas nié avoir vomi. Ils auraient été fiers de l’avoir consommé pour tenir la voiture propre, et le concessionnaire les aurait félicités. Mais ne je l’ai pas lapé, ce vomi, non. La voiture a fait une embardée, et je ne me souviens même plus si ma sœur a vomi dans mes mains. Je n’ai presque plus de souvenirs. Uniquement des flashs sans début ni fin, sans date. Je m’y vois toujours la même. La même que maintenant. En triste. En peureuse. Mais surtout en bien plus petite, et sans aucun des mots qui m’aident à y voir clair. Quelle belle fable moderne, non ?
J’avais autre chose à dire. Je n’étais pas venue parler de vomi. Mais de Thomas Bernhard.
Je me demandais si j’avais le droit d’écrire autour d’un simple pressentiment. Je ne sais rien, ou peu de cet auteur. Deux personnes me guident vers lui, mais sans s’attarder. Je remarque seulement que depuis quatre mois, un livre sur lui trône derrière mon dos, commande que personne n’est venu réclamer.
Ce matin, alors, j’ouvre. Et voilà.
Je sais que je vais rencontrer, encore, l’impossible. Mais j’ai vite refermé. Et si je n’avais pas assez de temps à lui consacrer ? Et si j’ouvrais enfin ce livre qui me libèrera de la peur sociale de mal paraître ?
Moi je voulais vous dire, encore, mais vous n’écoutez pas car ma parole ne vaut rien : je sens bien qu’il va falloir le lire. J’ai arrêté le théâtre, et il a écrit pour. Mais moi j’ai arrêté. 12 ans d’art de la scène. Savez-vous ce qu’il en coûte de se construire sur scène ? À 8 ans, je suis une sorcière. À 12, un rameur pour Ulysse. Une nonne pour d’Artagnan. À 14, 15 ans je suis une bohémienne qui assiège La Rochelle, je suis écrasée sous la suspicion d’Othello, et Desdémone j’implore « Bannissez-moi mon seigneur, mais ne me tuez pas ! », mais il me tue le bougre ! J’annone mon Ophélie, qui égraine ses fleurs, je chante sous la pluie, dans un corsage serré, Boris Vian sous les talons, ces talons sur lesquels je cours tout le temps qu’il faudra pour réciter le Cid « Nous partîmes 500 ! » et je cours sur mes talons, haletante, je trébuche, je reprends « Nous partîmes 500 ! mais arrivés au port nous nous vîmes 5000 » et ils rient tellement fort dans la salle bondée. J’ai toujours tellement fait rire.
Et puis la grande Bathory. 15 mètres de tissu ! Ma robe faisait 15 mètres de velours rouge. Une splendeur, entourée de volutes de sang doux, ondulant sur mes hanches fières, car j’étais la grâce mais je ne le savais pas, tambourinant contre moi-même pour sortir. Je sais maintenant l’allure, le décliné, la souplesse de mon corps sous ces étoffes lourdes. Mais c’est trop tard, tout grâce m’a quitté. Je rentrais sur scène en hurlant d’un long sifflement de poitrine, me recroquevillant, et appelant les forces de la nuit. Je n’avais pas 17 ans. J’implorais les forces de la nuit de me trouver du sang de vierge pour que jamais ne fane ma jeunesse éternelle. 15 mètres de velours rouge sur mes seins commençants, sur mes jambes qui peinaient à finir.
Bientôt j’ai 17 ans, une fraise minerve, un corsage vert sombre et Jeanne d’Albret en perspective, mon partenaire embrasse mes avant-bras, je m’empourpre et. /
C’est déjà l’heure de se suicider. Le temps passe vite, mon cœur saigne du grand écart entre les beautés fracassantes de la scène et la médiocrité des cours du lycée. Leurs jérémiades indignes, leurs ongles cassés. Leur immorale perversité. Leur inoubliable cruauté. Mon cœur brisé. Brisé. Ravagé. Inconsolable. Alors il faut se tuer, comme Ophélie, comme Didon, comme toutes les belles saccagées dont les hommes se sont amusés.
Mais vous savez ce que c’est : on est jeune, on se rate. On ne voulait qu’exister encore. La vie reprend, la scène aussi. Un peu plus terne, légèrement. Un peu moins exaltée. Si peu. Plus surveillée.
Et ce sont les mauvais sketchs de la fac de théâtre. Mauvais mais encore, je les fais hurler de rire, c’en est galvanisant. « Les clés qui étaient là, et qui sont toujours là d’ailleurs ». Je me souviens vaguement de mon rat Léonard, qui s’était bâti une cité en une semaine de vacances où je lui avais laissé quartier libre dans mes appartements. C’est fou un rat, ce que c’est astucieux. Il avait empilé des livres (mais comment ? je ne l’ai jamais su) pour atteindre les placards et avait festoyé de pâtes et de sachets de soupe en poudre, circulant dans les galeries de mes sous-vêtements. Un miracle. La cité Rat sous mes yeux ébahis. J’avais tout rangé rapidement, en riant. J’avais spectacle le lendemain. Palmade / Laroque, mais en Anonyme/ Anonyme et qu’importe, nous étions populaires. Et puis ce fut. Ce fut bientôt la fin.
Avec mon amie Anne, la seule, l’unique qui soit dans un même temps et superbe et silence, j’écrivais mes premiers textes, ce Confidence, qui fit rougir mon professeur d’écriture théâtrale, encourageant, rassurant pour l’écorchée mal habituée que j’étais des protocoles. J’avais envie de parler de ce cul que je prêtais aux jeunes hommes empressés d’y jouir sans jamais en comprendre la réelle profondeur, et de ces croûtes accumulées toutes les années où je ne me sentis pas belle.
J’avais 19 ans. Et juré de ne jamais m’éloigner des planches. On m’avait dit que j’étais bonne. Stanislavski coulait dans mes veines. Ma parole, usurpée et superbe, ils l’entendaient. Je ne ressortais qu’épuisée. Asthmatique, j’avais ouvert mon coffre. Voix de poitrine, colonne d’air. Plus tard, en plus, j’ai chanté et dansé. Trop tard. Le ciment avait pris. J’avais 23 ans, je n’étais plus une jeune fille. Non, Monsieur, et vous pouvez rire. Je n’étais plus une jeune fille. Mille ans de théâtre dans mes tempes, cent ans de cinéma, je les connaissais toutes par cœur, les héroïnes qu’il avait fallu être. Je n’avais pas 23 ans, Monsieur. J’étais allé bien plus loin que mon âge, et ce dès 17 ans. Dans des couloirs sinistres d’hôpitaux pour adolescents. Et il fallait les voir s’affairer à mon bonheur. Mais c’est une autre histoire. Reprenons la nôtre.
J’avais 19 ans. Un homme à qui il faut que je rende un hommage certain, un jour : Benoît, qui j’espère me pardonnera cette impudeur, m’avait sauvé la vie. Il m’avait recueillie, consacrée, protégée, aimée du feu de Dieu contre tous mes beaux diables. Mais surtout, surtout, incroyable musicien maniant tous les instruments de cette terre, il m’a fait chanter. Alors je l’ai fait jouer. Et nous avons répété ensemble, avec tous les autres, un ultime Richard III.
Je n’aurais après toi, Benoît, aucun amour si bon. Si généreux. Si constructif, si mémorable. Mais je ne te regrette pas. Nous aurions pu rester 10 000 ans ensemble tellement c’était beau et facile. À 20 ans, j’ai voulu respirer, tu as toi-même retrouvé ton air, tout en apnée que tu étais à attendre que j’aille bien et oui, tu sais, je vais bien. Je vais bien, toujours, rien qu’en pensant à toi. Nous ne sommes plus amants, et c’est mieux. Mais nous sommes des amis insolents à la face du monde. Nous serons toujours amis, Benoît, car tu m’as fait chanter. Tu as donné de l’envol à mes fureurs. Tu m’as dit « Cocteau Twins » et j’ai chanté. « Portishead », « Radiohead », je t’ai suivi. C’était tout évident. Nous avons ouvert le cœur de plusieurs. Et maintenant je ne chante plus depuis longtemps. Mais j’écoute sans cesse ce que tu as fait de moi : une survivante, une rescapée. Une turbulente amoureuse, indépendante et forcenée. C’est à toi, et à toi seul que je le dois.
Seulement, pour le théâtre, cela devenait une autre histoire. Richard III, enveloppé de ses vapeurs de Vieux Pape, incantatoire prophète qui nous lisait Artaud et Bataille au coin du feu de la dépendance du château dans laquelle nous répétions, à Roquetaillade, Richard III, non, Jean-Christian (et je vous jure qu’il s’appelait comme cela), Jean-Christian a clôturé ma saison sur scène, de presque 13 ans, de la façon la plus insolite qui soit : il est mort.
L’aventure Richard III. « Désespère, et meurs ! » Tu l’as dit. Un an de joyeuse troupe. J’étais le cousin ambigu Buckingham. Le fourbe, aux envolées immenses. Quel bonheur de s’époumoner en lieux réels, car nous faisions alors la tournée des châteaux de Gironde. J’aimais tous les autres, et surtout Georges, poète érudit compositeur de musique expérimentale, fin et racé, avec la classe aristocratique de parler de ses couilles moites sans jamais perdre de sa superbe. Disparu, disparu Georges, sans jamais aucune chance de te retrouver. Que deviens-tu, camarade, es-tu toi aussi sous les tombes ?
Un serpent. Il y avait un serpent aux anneaux rouges et noirs, lové sur le sentier. J’ai fait un détour insensé. Une peur panique, paralysante. Je ne voulais pas le croiser. Pauvre bête, ces cons l’ont caillassé. Je n’en demandais pas tant. Je ne voulais pas croiser sa préhistorique existence. Ils l’ont tué, et j’en suis désolée. J’ai fait un détour incroyable. Je suis arrivée épuisée dans les salles du château pensées par Violet le Duc. J’ai fait mes scènes. Je suis sortie. Romantisme du vent dans les douves. D’être actrice, même amateur. D’être palpitante et belle. Brune. Revêche. Grande. Fine. Elancée. Aimée.
Les lendemains déchantent toujours, même lorsque l’on a déjà vaincu les sphères infernales. La tournée a amorcé son déclin en Avignon. chec. Jardin d’hiver à Paris. Mat. Nous nous sommes dispersés. Amers. Scindés.
Deux mois plus tard un appel. Richard III s’est fait renverser. Jean-Christian, qui hurlait à gorge déployé dans nos soirées d’été « Dieu, c’est Beethoven !!! » avant de se précipiter du balcon, est mort. Et je fais ce pacte secret, à jamais respecté : plus de scène, indécente, jamais.
Mais je voulais lire Bernhard. Et vous parler de lui. Prétexte ? Mais oui, et comment, regardez-bien le mot : pré-texte.
Demain, un autre jour, je le lirai et vous en parlerai mieux. Je ne peux plus que cela. Essayer de vous parler de mes mains affolées sur le clavier. Je n’ai plus osé, jamais, élever ma voix, gonfler ma poitrine et lancer, désespérée, mon regard dans la foule du dimanche, qu’elle entende ces bribes.
Lancer ma voix. Et vous toucher, parce que je pleure sur scène, et que je veux vous toucher. Je ne pleure plus sur mon écran tardif. Ne sais même plus s’il vaut la peine de vous toucher. Et chante pour personne, doucement, pour vous bercer. Mais vous, absorbés par les plis de vos costumes, grands, grandis, mûris, vieux, expérimentés, vous ne voulez déjà plus entendre mes mots faiblement prononcés. C’est sûr, ce ne sont plus ceux des maîtres, que ma jeunesse irradiante pouvait transcender et réveiller. Ce ne sont plus que les miens, alors que retirée, loin des planches, loin des yeux, toujours belle mais avec moins d’entrain, je ne veux que vous donner ces tripes que vous oubliez trop, juste sous mes pieds.
Et alors, je serai victorieuse.