Le tueur arpente les rues, affamé, et finit par trouver sa proie, insouciante ou peureuse. Il la suit alors, calmement, jusqu’à trouver un repaire pour commettre son forfait. Sans savoir que je suis juste derrière lui. Je le tance, le défie, mais finis par éclater de rire.

C’est peut-être se donner trop de versions d’une malheureuse histoire. C’est probablement suinter de la tristesse de n’être qu’ici maintenant. C’est peiner à incarner la majestueuse possibilité d’être plantée face au vent, de ne plier qu’à peine, de ne rompre qu’avec la grâce d’un frêle craquement. Et pourquoi se donner, ainsi ?

Parce qu’il est des fragilités qui ne peuvent résister qu’en s’affichant comme telles. Que lorsque la crainte se fait pure, il ne reste qu’à l’affronter, et porter la brûlante alliance à son doigt pour masquer ses épousailles. J’ai 30 ans bientôt, si vite. Et le calendrier de mes heures gribouillé, fardé, bardé de tant d’épiques épisodes. Il ne m’en reste rien que la profonde certitude d’être trop avancée pour tous ces inconvénients. J’ai convoqué plusieurs forces en présence, frappé la porte de bois lourd. Elles m’ont toutes reçu avec une bienveillance confondante. Nous sommes si peu à nous présenter, entiers encore, dans ces contrées désolées de la bonne rage de préférer le juste à la cohabitation forcée.

Et ce n’est même plus pour le plaisir de parler de moi. Moi, ou une autre, ou tous ceux que j’admire en silence car il en reste. L’objet n’a presque plus d’intérêt. Je parle de moi car il est certain que je ne risque pas de procès. Mais considérons qu’à travers ce portrait vrillé, immanquablement très loin de la réalité observée par les plus proches, se trouve un cri puissant, bien qu’assourdi pour ne pas réveiller les enfants, le cri qui traverse ceux dont je croise les regards atlantiques – car je n’ai encore pas trouvé d’adjectif plus renversant que cette écume grise suspendue à un mouvement perpétuel, lourd, destructeur mais fluide et frais. Voir sur mon poignet gravée la vague d’Hokusaï, qui ne m’inspire qu’une seule crainte réelle : celle qu’elle finisse par disparaître, quand tout le monde me demande si je ne vais pas m’en lasser. Me lasser du trait de l’absolu ? Me lasser de voir dans chacun de mes gestes onduler l’immense masse d’eau pour laquelle j’ai donné cinq heures de souffrance ? Vous voulez rire ?

Mais reprenons la scène : le tueur va tuer, il se sent invincible, oubliant parfaitement le détail de mon ombre, jaillissant dans son périmètre monumental. Je suis derrière le tueur, je regarde bander le muscle, j’observe la clarté de la lame. Je romps son registre en riant de sa fureur. Pauvre tueur au pays des cyniques, tu ne peux même plus décimer sans être ridicule. Tu te regardes faire avant même d’avoir commencé, penaud et piteux, empêché dans ta ferveur d’accomplir quelque chose de juste.

On nous a tout arraché. Jusqu’à la possibilité même d’être furieux, fervent, ou juste fiévreux. Nos meurtres deviennent de simples anomalies, nos suppressions passent inaperçues, même pour ceux qui ont encore la chance de passer sous un métro. Nos indignations remplissent les conversations de salon.

Je n’ai pas à justifier mes accès de violence. Ils ne concernent que quelques touches malhabilement martelées, je ne fais que ronger ma propre cage thoracique, ou mes lèvres, tout au plus, mais mon visage resté figé. Et je suis socialement parfaitement intégrée.

On ne pardonne jamais à ceux qui ne faiblissent pas. Je nous souhaite à tous, les mal rangés, de renoncer et de savoir parfaitement construire le discours qui siéra à cette résignation.

Le temps arrondira nos angles, nous nous fondrons   alors dans la masse, immobile et heureuse du bonheur des anesthésiés. Tout ira, enfin, pour le mieux. C’est une promesse : Haut les cœurs ! Nous allons nous calmer, contraints et forcés. Et nos formidables témoignages de sages diffuseront la parole trempée, surgie de ces temps périlleux où nous étions vivants.

 

Pour poursuivre la route ensemble...
bruit du poète
Le bruit du poète

Je venais vérifier un fracassement, comme on souffle un vieux feu de loin, sachant qu’on ne risque plus rien d’une haleine figée par les stupéfiants. Je suis rentrée maintenant, à vol d'oiseau, plus si loin de toi. J’écoute le silence lyrique, celui qui s’écoule en boucles onctueuses sur les places > Lire plus

Et alors, je serai victorieuse

Et alors, Thomas, cher Thomas, je serai victorieuse. J’aurai ouvert le livre, celui que j’attendais. J’aurai bondi hors de moi-même jusqu’à la fenêtre, enfin désaisie de l’incroyable déception de vouloir vivre. Ils ont tous l’air de vous dire que vous êtes perdue, oui , toi, perdue !, pleureuse, indigne. Ils vous > Lire plus

Patrick Tudoret, Super flumina Moraldinis… (Quelques pas sur les bords du fleuve Moreau…)

En 2012, Patrick Tudoret écrivit une "flânerie" puissante inspirée par Marcel Moreau, qui nous a quittés le 4 avril dernier. Il me permet de le reproduire ici en intégralité. Qu'il en soit à nouveau vivement remercié.

Démonstration de souveraineté

 Je suis née pour l’amour. Je peux tout supporter et suis en train de le prouver. Se dit-elle, reprenant peu à peu possession de son « je ». Ce n’est qu’une question de temps. Je promets des désastres enfiévrés et des laisses coupées. Je saurai finir par tromper ma propre vigilance.

Bandol

On a derrière nous, en ombre qui attend sur le chemin, l’année. Cette année d’impatiences, de labeurs, de souffrances, parfois. Une année d’éclats de voix et de rires, de peurs paniques, de nausées du décalage. Une année de crashs et de festins lugubres, de discours mécaniques dans des postes éreintés, > Lire plus

Mergitur

Maintenant qu’elle sombrait, il ne disposait plus des ressources nécessaires pour envisager de lui tendre la main. Il assistait sans haine à ce dont il était intimement persuadé, à peine étonné d’avoir eu raison, n’en tirant aucune gloire. Paris, enfin, coulait.