Il s’appelle Jack. Je sais qui il est, Monsieur, mais cette lumière me brûle et… c’est insensé comme je me rappelle son regard pénétrant, s’immisçant dans mes recoins sans ciller. Il… était assis tout seul dans cette grande salle baroque, il regardait le spectacle sans le voir, absenté depuis un temps incalculable dans son petit corps, et pourtant, il semblait si fort, si vous l’aviez vu, moi il me semble que j’en sourirai toute ma vie parce que pour une image… il a déversé dans mes pores une émotion si pure qu’elle m’électrise, et me rend terriblement triste, il y avait en lui une force animale et inédite pour moi, rompue aux rapports falsifiés d’adultes consentants, et lui qui concentrait dans sa forme une matière fluide et concentrée, et son visage, si grave qu’il en ressemblait bien à un animal perdu, hésitant, vif mais résigné, et ses mains qu’il lissait tout en jouant avec son pull, fébriles et attachées et non je vous le dis, je n’avais jamais pris la peine de regarder un enfant jusqu’alors. Je n’ai jamais voulu d’enfants. Il aurait fallu d’abord que j’accepte de considérer certains liens comme indéfectibles, et j’avais peur de défaillir sous trop d’amour, j’avais peur, à juste titre, je le sais à présent, de la démentielle déconvenue, des bras ballants devant l’impossibilité de tricher, la nécessité de recourir aux mots forts et simples, et le bonheur, comprenez bien, le bonheur à l’état brut de ces étranges bras tendus, crève-cœur, tire-larmes, je redoutais ces attaches violentes, je ne voulais pas avoir peur pour lui la nuit, je ne voulais pas me trouver inféodée jusqu’à la mort à ce devenir d’être, émerveillée sans trop savoir pourquoi de le voir pourtant reproduire les erreurs séculaires, les perfidies immanentes, les élans trempés et tronqués, et sombrer peu à peu dans le désespoir sans fond de ne pouvoir rien pour lui.

Je ne voulais pas d’enfant parce que je ne voulais pas croire d’abord à l’amour brut et sans failles et j’aurais eu trop de peine à me trouver des failles. D’ailleurs, pour tout vous dire, je n’en veux toujours pas. Mais inféodée, oui, je le suis, et contrainte et forcée j’ai fondu sans résistance possible un amour d’une pureté inimaginable jusqu’alors et l’ai coulé dans les manques affectifs béants de cet enfant inconnu.

Il était digne Jack, n’en doutez pas, il ne s’est pas jeté dans mes bras en me soufflant son haleine aigre de lait caillé. Il m’a toisée d’abord et ne s’est plus détourné, avec une curiosité frontale qui m’a laissé des étoiles dans les yeux, qui m’a inondé les membres de picotements. J’étais sous le coup d’une foudre nouvelle, sûre d’être aspirée déjà par son énergie triste, en confiance immédiatement, et j’ai souri. Monsieur, je n’avais pas souri depuis longtemps, comment sourire quand on sait depuis trop longtemps qu’on ne veut pas être mère ? J’avais épousé la foule, moi, Monsieur, et disparu en elle. Mais lui, il m’a vue.

Je ne me souviens pas de ce qu’il a bien pu me dire et je n’écoutais pas. J’étais en sidération. Il s’appelait Jack, et il s’est collé contre moi parce qu’il était tout seul. Je crois que j’ai demandé où ils étaient tous, les garants de cette petite personne, ses gardiens, ses protecteurs.

Il n’a pas répondu. Il m’a pris par la main et on est sortis dans ce jardin d’anciennes tombes médiévales. Il a couru dans les pierres et moi je le suivais comme on suit un mort qui soudain revient vous cueillir, comme on marche dans les pas de la grâce, ou de l’alcool, sans saisir ni vouloir saisir la force motrice qui vous meut. J’aimais à tressaillir, je souriais à la déchirure, je respirais à m’envoler. Jack parlait comme s’il retrouvait la voix pour la première fois après pénitence. Il devenait volubile à mesure que charmé par sa propre facilité d’expression, s’apprivoisant lui-même, il sentait se dérouler le tapis de silence renfermant ses errances. Je le regardais s’éblouir tout seul d’une maîtrise des termes et des sentiments rares pour son âge, enfin de ce que j’en savais. Moi je n’avais pas vraiment parlé à un enfant, comment l’aurais-je pu, effrayée que j’étais de devoir me dévêtir devant le minuscule, et qu’il nomme sans méchanceté mais avec une précision chirurgicale, dans la volonté d’énumérer pour grandir, mes cruels défauts de femme pétrifiée et sauvage.

J’ai accepté sa douceur et Monsieur, j’ai accepté surtout qu’il ne viendrait jamais de moi. J’avais mal de devoir le quitter, le rendre à ses tuteurs de peur qu’il se torde à mon contact, en fait je ne pouvais m’y résigner. Je devais vivre avec Jack, vous savez. Il est des évidences qui portent bien leur nom.

Je ne saurais vous dire combien de temps vraiment nous sommes restés dans ces herbes folles, je lui demandais sans cesse s’il allait bien, il me couvrait de baisers, riait, caressait mes cheveux, me disait que j’étais belle, tout était si nouveau pour moi… oui, oui les hommes avaient déjà emmêlé leurs mains dans les miennes à de nombreuses reprises,ils m’avaient déjà couverte de jolis mots que je pensais sincères, qui l’étaient d’ailleurs sûrement, je veux vous dire, Monsieur, que bien que transparente je n’avais jamais vraiment manqué de cet amour charnel et audacieux que certains êtres plus rugueux vous assènent pour vous contenter.

Mais la douceur magnifique de Jack, Monsieur, glissait, courrait sur moi, folle et joyeuse, je ne pouvais pas l’arrêter, mes poumons brûlaient de prendre de l’air sans le rendre, j’avais peur qu’en expirant la scène s’évanouisse, que Jack n’existe pas, jamais, et me laisse plus vide et sèche que des yeux sans espoir.

Son père nous regardait depuis un moment déjà je crois. J’ai soudain remarqué, appuyé contre un arbre un homme au regard atlantique, comprenez, le vent, les vagues, la frappante mélancolie de l’horizon soyeux sur une mer grise, je sentais bien cette étrange impulsion sage, rageuse et douce aussi, et j’ai compris qui il était. Il  lui ressemblait, à son fils, il sondait tout pareil le jardin avec une intensité d’un autre siècle. Vous voyez, tous les deux, ils étaient concernés.

Moi j’ai eu peur au ventre. La nausée m’a attrapée immédiatement et m’a tordue en deux, comme si j’étais plantée devant le déferlement inexorable de poussière et de lave d’un volcan titanesque. J’avais sept ans soudain, j’embrassais et je jouais avec un enfant fort et doux qui ne venait pas de ma chair et la chair légitime et debout me regardait sans m’interrompre.

J’ai relevé les yeux la gorge déformée par l’orage à venir, des autoroutes de crainte pure vrombissaient sous ma peau. C’était terminé. Jack était terminé. Il devait repartir.

Pourtant, la vie, dans son indicible cruauté, m’a donné une seconde chance. J’ai cru mourir à nouveau de joie brûlante lorsqu’il s’est avancé vers moi et que Jack a pleuré. Il a crié à son père de ne pas me chasser, il a demandé si je pouvais être toujours là. Il a dit que j’étais belle et que je riais fort et qu’il ne voulait pas me quitter. Le père a souri, m’a serré la main et m’a demandé de les suivre à demeure.

La maison était grande et triste. La maison était douce, vive et résignée, Monsieur. Tout ceci devenait troublant, mais rassurait l’angoissée que j’étais devant l’incohérence.

Jack s’est éloigné et nous a laissé son père et moi. Et je crois que je lui ai dit simplement que j’aimais cet enfant sans savoir pourquoi et comment, que je l’aimais à en cesser de dormir et de manger si je ne pouvais pas le revoir.

Il a souri encore et Dieu, cet atlantique m’a cinglée de plein fouet. Il m’a giflée de sa tranquillité sourde, je devinais les naufrages qu’il devait contenir.

Jack est courageux et bouleversant, me dit-il. Il me montre une poutre menaçante au-dessus du comptoir en bois sombre de la pièce principale.

Jack a trouvé sa mère pendue il y a quelques mois, continue l’atlantique. J’avais compris.

Il faut rester avec nous, vous lui plaisez. Il y a aussi un cuisinier de votre âge.

Je ne sais plus mon âge, Monsieur, mais quand j’ai vu le cuisinier blond j’ai compris que j’étais encore jeune, alors. Que voulez-vous manger ? Je ne sais pas. Je suis heureuse. Jack sera toujours là, je ne sais pas manger dans ces moments-là.

Je me suis couchée dans l’herbe, Jack était contre moi, je crois que tout va bien lorsqu’ un chat se serre sur notre poitrine, comme l’effet qu’il me fit.

Plus tard, l’atlantique a passé ses bras autour de ma taille et il a respiré dans mon cou. Je l’ai laissé faire. Il a une façon de pétrir  la chair pour oublier, pour s’accrocher, ne pas tomber. Je l’ai laissé se tenir à mes hanches. Je le faisais pour Jack.

Depuis que je m’occupais de son fils, il pouvait à son aise contempler le cadavre de sa femme flotter entre les murs, se balancer à la poutre, faire de l’ombre au comptoir. Tenter de remédier au vide.

Un jour, Monsieur, il est parti. Je sentais ses épaves remonter, je le savais prêt à s’échouer. Ce n’était pas ma souffrance, je n’ai pas cherché à l’aider et pourtant j’ai pleuré. Il est parti et Jack a crié. Et comment faire quand votre bonheur crie et se tord, que vos yeux trop mouillés lui font peur, qu’il vous griffe, vous condamne, demande qui va veiller la poutre, vous implore de tout changer, vous accule à votre impuissance acharnée ?

Jack était un enfant blond, Monsieur, comprenez, Monsieur, un enfant soyeux au regard de chat. La laideur l’a saisi soudain, quand l’atlantique s’est retiré. Ma chair a brûlé soudain. La mère au vent, le père en route, j’ai pensé le tuer. Mais il ne faut pas tuer l’enfant, Monsieur, même corrompu, rouillé. Nous nous sommes enfuits et, oui, je l’ai caché, je l’ai soigné. Monsieur, je l’admets, et vous le demande. Ne me l’enlevez pas. C’était à moi de le veiller.

 

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