Cher Réginald,
Je termine ma lecture de ta merveille de Partition intérieure. Il faut dire que face à toute la production de cette rentrée devant laquelle je n’avais aucun cœur de me plier – ce que je n’ai d’ailleurs pas fait, ils se vendront tout seuls, qu’ils se débrouillent ! – j’ai repéré ce titre très beau, et qu’il m’importait de le lire plus que les autres (j’ai lâché, pour ce faire, Des âmes simples, de Pierre Adrian, dont la thématique proche n’est pas traitée de la même façon du tout, mais je le reprendrai plus tard).
J’ai très peu de temps pour lire depuis mon petit, et je dois véritablement l’arracher à ma famille et au sommeil, tout en restant attentive à ne rien déséquilibrer trop violemment, mais je l’ai bien volé, ce temps, pour te lire avec stupéfaction – rapidement, il n’a plus été possible de négocier avec le quotidien tant que cette lecture ne serait pas achevée : en effet, ces trois personnages, qui ne sont même pas des personnages mais des personnes vivantes que je connais maintenant comme des proches grâce à la subtile proximité que tu as permise, je crois bien que tu as réussi à les concilier et les faire jouer ensemble pour recomposer ce quelque chose d’infime que tout individu ayant soif de démasquer l’invisible va rechercher toute son existence durant, les plus malheureux peinant même à comprendre ce qu’ils quêtent. Cet infime qui échappe à quiconque voudrait tenter de le caractériser trop brutalement, trop définitivement, ce petit point qui lancine et ne permet aucun repos à celui qui est en chemin, parfois en veille, souvent déchaîné et embrasant tout : il n’a pas vraiment de nom puisqu’il t’a fallu tout un roman, dont je refuse de tuer le mystère en formulant une approximation dangereuse, un résumé commode pour âme pressée. Les plus grands romans ne se résument pas et tiennent tout seuls sur leurs pieds, comme dirait Virginia Woolf !
Tu as écouté ces trois êtres, comme on entend d’abord des voix avec confusion avant d’accepter ce qu’elles disent : cette attention précise et douloureuse de justesse que tu leur as offert, comme seul un homme véritablement poreux au monde sensible peut y parvenir, ce n’est pas un miracle ni une surprise pour moi, c’est une confirmation, de celles qu’on obtient rarement. Il y a des personnes qu’on ne rencontre pas, qui gravitent non loin de nos intérêts, de nos petites vies, sans qu’on réfléchisse à la place qu’elles pourraient prendre : leur présence lointaine rassure vaguement, on ne pense pas cet état de fait, le respect est là, on ne sait pas pourquoi, on ne cherche pas, cela n’a pas d’importance. Il n’y a pas de magie, ni de sentiments particuliers, une affection sincère mais sans objet, pas d’amitié à proprement parler, seule demeure cette instinctive certitude que la personne existe, et que c’est un bien, que le monde est un peu meilleur, fort de cette existence discrète, dans laquelle on n’a pas le cœur de s’incruster vainement : pour proposer quoi ? Dans tous ces jeux d’influence que le monde du livre ne manque pas d’imposer même aux plus vigilants, toute tentative d’approche est suspecte : ne chercherait-on pas de l’argent, de l’amour, du succès, un peu de ce que l’autre aura péniblement gagné pour lui et qu’on voudrait qu’il partage ? C’est éprouvant et difficile de tenter de se défendre de telles intentions, de faire son petit chemin de son côté, la foi en ce qu’on fait chevillée au corps alors même que rien ne prend véritablement contours, une foi comme pour rien, une foi en soi sans doute, mais par accident, avec beaucoup de troubles et de souffrance, de celle qu’on n’a pas le droit d’exprimer par pudeur et c’est un bien que cette pudeur demeure, je m’en tiendrai donc là. Avec maladresse et les pieds sur les freins, je sors fébrilement en ce monde puis retourne me terrer au repli, comme punie par moi-même de n’avoir pas le talent de ceux que je lis sans indifférence, je ne lis jamais avec indifférence car tout peut potentiellement exploser en moi et me changer, radicalement : que reste-t-il de nous lorsque tout a été déplacé, retourné, converti, de si multiples fois qu’on se sent malléable à jamais, sans rien de si absolument certain qu’on pourrait à nouveau, sur cette pierre insécable, avancer ? Il reste ce que tu as écrit. Te lire me remet en route. Merci.
Ces écoutes de tes trois personnages, ce cadeau que tu t’es fait et dont seule une transformation talentueuse en mots pouvait faire de l’or, c’est un présent que ceux qui te liront accepteront ou non mais une chose est certaine : il faut se dépouiller jusqu’à la moelle pour entendre ce que tu entends, puis rester à découvert un certain temps pour que le livre jaillisse, si je n’écris pas de livres, je pense approcher parfois l’état de dénudement complet qu’un tel exercice, un tel sacerdoce exige. Chez beaucoup, dont je suis, d’innombrables livres non écrits se consument comme le feu de la grange à foin, des jours durant, et ce spectacle est terrifiant lorsqu’on ne peut les faire sortir. Je n’ai jamais jalousé ceux qui y parviennent, au contraire, car ils me sauvent la vie en apaisant la fournaise avec leur vent frais qui l’attise, je le sais bien, mais la soulage aussi le temps de respirer.
Il est excessivement simple de lire ta Partition intérieure, mais en aucun cas cette lecture n’est facile. Je n’ai pas de dieu et j’en suis désolée. J’en suis désolée car je ne sais à qui rendre hommage de tout ce que j’éprouve quotidiennement, dont je reconnais toutes les fluctuations, en chacun de tes trois personnages, qui ne sont pas trois par hasard.
Je sais que quelque part, une personne que je respecte et dont l’existence me semble juste, entend et transcrit. C’est ce pourquoi je lis des livres, inlassablement, en les tenant le plus loin possible des hommes creux et pris dans l’épaisseur d’un ciment de chagrin duquel ils refusent de se débattre, et qui ne fissure plus : il faut se débattre, ou on sera pris. Que leur épaisseur n’effleure pas ces livres, c’est tout ce que je demande. Qu’ils ne nous touchent pas, car on doit avancer, comme Charlotte.
A très bientôt,
Paméla.