Mercredi 18 janvier 2023, 15H30

Fully prepared to bang the Beast before it turns human

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On dit qu’il faut tout un village pour élever un seul enfant, c’est en convoquant régulièrement cet adage que je ne m’inquiète plus jamais de la bonne place auprès des miens. Je suis bien incapable d’être « là » pour eux du matin au soir, je m’absente considérablement, et de plus en plus, tout en m’assurant qu’ils ne manquent de rien. Ou plutôt qu’ils manquent du superflu. Je peux passer une heure ou deux à côté de mes jeunes fils sans avoir la moindre conscience de ce qu’ils sont en train de faire, en général, rien qui ne me concerne. Je ne suis simplement pas là ; en revanche, mon affût étant rôdé, je peux me reposer sur cette confiance instinctive : il ne leur arrivera rien de grave, car je serai de retour une poignée de secondes avant et tout se passera bien. Mais combien de temps cela prend-il pour arriver à une telle dépossession salutaire ? Qui nous explique cela, et quand ?
Avant d’attendre de chaque mère et père l’impossible sinon plus, chacun ferait mieux de se demander à quel enfant de sa famille ou de son coin il est capable de s’intéresser un peu, pour prendre part à la ronde. Comme toujours, le tri reste le même dans les voix que j’entends et celles qui ne parviennent même plus à produire le moindre début d’attention de ma part : fais donc, prends place, expérimente. Et alors je n’aurai même pas à te demander de cesser tes gesticulations de bouche vaines. Tu te tairas déjà.

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Je suis en plein apprentissage de l’ukrainien. Ayant choisi le russe en seconde langue, au lycée, j’en connais déjà l’alphabet commun et ses lettres tout en petites constructions d’allumettes et boucles franches. La plupart des tournures et du vocabulaire me sont également familiers, et je retrouve l’élégance définitive de ces idiomes qui claquent et chuintent, convoquent la gorge, le nez, la poitrine, contorsions d’un cirque intérieur où des enfants dressent les tempêtes et les chiens errants, dans des costumes impeccables faits des plus solides étoffes. Ces deux langues, russe, ukrainienne, qui aujourd’hui se déchirent, je les comprendrai un jour dans leur finesse et leur discernement. Dans leur irréconciliable différence. Pour l’heure, je remarque dans l’appli que j’utilise, que les premiers exercices me font demander en boucle où sont les gens, et les choses. де мама? Де тато? де дім ? де кіт ? (Où est maman ? Papa ? Le foyer ? Le chat ?), cette perte immédiate de repères en ouverture, cela me bouleverse, c’est stupide, cela ne va pas commencer ! Mais si, je suis projetée dans une ruelle éventée, au milieu des gravats, j’ai 4, 5 ans, et je suis sans nouvelles de mon monde. Ce ne sont heureusement que des pensées furtives, qui ne m’immobilisent qu’un instant. Déjà, j’apprends la réponse qui cicatrise : мама там, тато там, дім, кіт там. Maman est là, tout le monde est là. Mais il s’en est fallu de peu. A peine prononçons-nous quelque chose à voix haute, avez-vous remarqué ? oui, à peine, et nous voilà projetés dans une matière inconnue qui vient tout juste de se créer. Так, (le fouet du « oui » claque, l’approbation est musclée) je comprendrai. Ce sont des obsessions communes pour qui se pique de lire, et parfois d’écrire un peu. Le dernier roman de Cécile Ladjali, La nuit est mon jour préféré, est d’ailleurs une superbe pierre de plus arrachée à la tour de Babel, et je reviendrai vite vous en parler ici plus spécifiquement.

Nous autres francophones, nous n’utilisons presque rien pour parler. A peine une petite miette de pain vient-elle rouler entre la langue et le palais, et nous voici refaits. Procéder à des expériences gutturales, des singeries buccales, devoir déformer un peu notre faciès de snob impassible paraît régulièrement insurmontable, même aux chanteurs de métal confirmés. L’ukrainien comme le russe demande une souplesse intérieure et une rapidité d’exécution des enchaînements de consonnes qui doivent toutes bien se détacher les unes des autres, gymnastique que je retrouve dans l’arabe.

Car, oui, j’ai également entrepris d’apprendre l’arabe depuis plusieurs semaines. Mais à la différence de l’ukrainien, je n’en possède pas encore intégralement l’alphabet. On dit qu’une fois les vingt-neuf lettres arabes maîtrisées, le reste coule de source. Mais il y a des pièges. Ces lettres sont mouvantes, insaisissables. Imaginez un B, ou un S qui ne s’écrirait pas de la même manière selon qu’elle se trouve en début, milieu ou fin de mot, et qui se prononce différemment selon qu’un point, deux points, un tiret, un serpentin lui sont ajoutés, en haut ou en bas. C’est une attention de peintre qu’il faut lui porter, à cette langue incroyable, un moindre détail oublié, ignoré, et vous passez complètement à côté. Quant aux « lettres putes » comme les appelle A.K., dont c’est la langue maternelle, elles ne sont pas majoritaires mais vous promettent des nuits blanches dans le désert avant de les intégrer : succession de nuances de gorge, de nez et de plastron, elles sont impossibles à sortir pour qui ne lâche pas définitivement prise. Comme je l’explique à mon grand de six ans à qui j’apprends l’anglais tous les soirs, « si tu ne sais pas chanter, tu ne sais pas parler ». Mon grand, il comprend déjà où je suis quand je ne suis pas là, alors que je me tiens à côté de leurs jeux. Le petit un peu moins, qui du haut de ses deux ans et demi me tire parfois la manche et répète « Tu es où maman ? Tu es où ? » – мама там, أنا هنا, there’s nothing to worry about, petit père, it’s all about قلب. Je voudrais tant savoir parler, alors je tente de chanter.

Et pour chanter, je dois aimer.

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Fort bien, objecteront les plus concentrés, mais alors pourquoi cette phrase d’entrée ?
Aucune idée, j’ai croisé une phrase approchante sur Facebook, et celle-ci m’est venue d’un trait : je la trouve épatante, et la dépose donc là. L’anglais, souvent, triomphe, pour tous nous résumer en une imparable sentence. Fully prepared to bang the Beast before it turns human.

Comme beaucoup, quand j’étais petite, j’étais tombée amoureuse de la Bête, et grandement déçue par sa transformation en ce navet informe de Prince. Je pleurais la mort du chat affreux dans Cendrillon, plus tard celle de Godzilla. Je voulais caresser des requins, les poneys m’ennuyaient avec leur petit air supérieur et buté, les gentils m’ennuyaient, les faux comme les vrais. Je ne voulais pas être gentille. Je voulais que tout se passe bien selon les lois du mérite naturel. Je voulais être bien et que l’univers plie devant cette évidence.
Il n’a pas plié.

Peut-être, puisque tout est lié, et que mon esprit a toujours de l’avance sur moi, que je vous en ferai part, si je le trouve enfin, ce lien. Dans l’intervalle, portez-vous bien.

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