Pour Alain Giorgetti qui m’a accueillie « à la dérive« . C’est fini, mais c’est fait.

L’eau avait presque emporté le banc. Julien le regardait se noyer, et l’eau, inlassablement monter, incapable de céder à la panique alentour. Il n’avait pas de souvenir particulier avec ce banc, avec aucun, il s’asseyait peu et n’aimait pas cette ville. Elle avait l’âme sale de ses indigènes ternes et de ses autochtones grimés, la prétention froide et dépitée d’une mariée trop tard. Julien l’arpentait, s’en servait, mais il n’avait pour elle plus aucune tendresse, plus l’ombre d’une complicité, de celle qu’il ressentait naguère pour la rouille des usines fatiguées. Maintenant qu’elle sombrait, il ne disposait plus des ressources nécessaires pour envisager de lui tendre la main. Il assistait sans haine à ce dont il était intimement persuadé, à peine étonné d’avoir eu raison, n’en tirant aucune gloire. Paris, enfin, coulait.

Il n’avait pas toujours envisagé le pire certain d’être exaucé. Mais il n’y avait plus rien à faire. Jusqu’au dernier instant il avait tenu bon, incarnant l’idée qu’il ne pourrait rien changer mais résister à tout. Se construire sa propre digue, effroyablement libre puisque fondée sur l’intime interdit. Il le tenait des siècles époumonés, s’épuisant contre l’hermétisme parfait de ses congénères : il était nécessaire de s’interdire. Ce faisceau de tabous, ce panier de scrupules, ce grand flot de lumière braqué sur lui dans la plus compacte des suies, consignait tous ses actes, et surtout ses paroles pour dresser à sa suite un vaste tribunal triste où se succéderaient dans un grand haut-parleur les boucles qui grésillant figeraient le parterre par la puissance du lot ; et cette conscience aiguë d’un tympan magnifique qui aura tout écouté et vibré de ses éclats l’avait fait entrer très tôt en religion. Celle du respect et de la décence, de la joyeuse prodigalité de son grain, de sa propension vertigineuse à faire gagner le rire, toujours, du choix de ses intransigeances et du courage farouche lorsqu’en face, Paris ne comprend plus rien.

Et la récompense c’était cette lune brouillée sous la fine couche glacée entre le noir et lui, mordue par le froid, éclatant brutalement d’une clarté impossible. La récompense c’était le fleuve démonté qui battait sa cadence sur les péniches primitives, un fleuve brun et boueux mais encore moins sali que les quais humiliés qu’il refusait de lécher. La récompense, c’était le rayon téméraire aveuglant les vitres opaques derrière lesquelles tout se jouait, éjaculant son or sur une bâtisse coincée. La récompense, c’était la tour partiellement éclairée, qui semblait lui sourire lorsqu’il surgissait de sous terre, finie par le brouillard et semblant menacer de s’estomper demain. La récompense était le souvenir à Strasbourg d’une épique bataille contre sept rois alamans, qu’un autre lié de nom, en d’autres temps stupides, avait vu déposés. Ils n’étaient pas passés.

Un long vertige lent s’emparait parfois de son corps, les chevilles d’abord puis dans une vrille irrésistible l’élançait vers l’ensemble, et tout, tout de cette ville immonde lui entrait par les pores, lui occupait le ventre, ternissait ses pensées. Paris m’habite, pensait-il, le poison finira bien par me dissoudre et m’enlever. Laisser mes os à nu, immaculés absurdes. Mais ses digues incertaines peuvent encore céder. Et alors je me tiendrai au-dessus d’elle et je la verrai, elle, se dissoudre et s’enlever. Et pour tenir sans s’abandonner au terrain vague, pour tenir sans arracher les visages, sans plier sous la brusque furie de ces drames contenus, supportés, consumés dans les sourires fous et les larmes à l’envers, roulant contre son corps harassé d’impuissance, pour tenir il pensait à toutes les récompenses.

Et ce soir, la cornée et les paumes sèches, soudain sans plus d’effort, il observait la beauté violente de cette eau qui recouvrait le bruit, terminait les odeurs, lessivait la crasse épaisse, éteignait les bougies de ses fragiles semblables. Il accueillait en toute humilité sa plus belle récompense.

Paris, enfin, coulait.

Pour poursuivre la route ensemble...
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