« T’as qu’à lire Kirikou. »
Qu’il me balance.
Je lui demande « ah bon, et pourquoi ? »
« Et bien tu saurais que la sorcière a une épine dans le dos, et que c’est peut-être comme moi, peut-être que moi aussi je souffre. »
Il vient d’avoir sept ans, je n’ai pas lu Kirikou, et j’ai envie de pleurer.
Il me regarde en biais, furieux d’avoir à s’expliquer, excédé des peaux dures qui refusent la finesse. Il s’éteint brutalement dans une tristesse sérieuse, je fais mine d’ôter cette épine qu’il se remette à rire.
Allez, on va manger, Loulou.
Je lui sers de ces pâtes en forme de Scoobidoo qui ne ressemblent à rien, lui me regarde amusé : « tu sais, je mange plus que ça. » J’en remets. « Si j’ai plus de jambon, je peux pas terminer mes pâtes. » Ah bon ? C’est édicté, c’est trop tard, je lui file mon jambon. Je veux déjà qu’il prospère, quelque chose envahit qui m’incite violemment à tout faire pour qu’il vive.
Tu vas avoir un petit frère, Loulou.
« Oh non, faut pas que ce soit un garçon, il me faut une fille » qu’il dit. « Sans cela, je ne vais pas m’en sortir », qu’il dit. Ce sera un garçon, Loulou, c’est pas à toi de t’en sortir de toute façon.
Allez, on va se coucher.
« Tu laisses la porte ouverte ? », « bien sûr Loulou, je suis juste à côté. Tu vois les chiffres qui brillent à côté de toi ? demain, tu ne frappes pas à ma porte avant qu’ils annoncent 8 :30 », « Ouais, t’es vieille, tu te réveilles tard ». Certes.
Je reste longtemps pétrifiée sur le sofa, investie d’une mission dépassant mes attentes. Je me dis que si je sors, si je regagne mon lit, il va s’arrêter de respirer et ce sera ma faute. « ll a sept ans ! » rit-on dans le téléphone à l’écoute de mes tremblements.
Oui, sept ans, mais tu crois qu’il va respirer tout seul, déjà ? Je vais lire Kirikou.
Lendemain, 8 :21, légère transgression de son âge, ça gratte sur mon carreau. Je grommelle un vague « Entre » et il se précipite dans mes bras. Je ne suis même pas maquillée. Il est en pleine forme et aucune trace du chagrin de la veille ne semble avoir voulu subsister.
« Non, je ne mange pas le matin ». « Ah non Loulou, ça c’est une phrase d’adulte je connais mes classiques. Jusqu’à tes dix-huit ans tu mangeras le matin ». Il s’y résigne, bonne pâte.
« Donne-moi la main, dis. » « Pourquoi, tu ne sais pas traverser toute seule ? » J’explose de rire, je perds. Il me donne quand même la main, parce qu’il m’aime bien et ne veut pas m’indisposer.
« Tu connais un mot en italien ? » qu’il demande sur le quai. « Parmiggiano, je crois. » Il explose de rire, il perd. Faut dire, je l’ai fait avec l’accent appuyé et les gestes. « D’accord », il me dit. « Je vais m’appeler Senor Parmiggiano aujourd’hui ». Le quai explose de rire, et perd.
Patrouille dans la gare. Il est hilare. « Ce n’est pas drôle Loulou, ce sont des militaires. Quand ils sont là c’est signe que ce n’est pas drôle. » « Est-ce que les militaires, ils le savent qu’ils sont cons ? » L’un d’eux se retourne, suspect. Je me sens désarçonnée, dois vite me remettre en selle. « Loulou, fais attention : personne ne sait qu’il est con, c’est toujours un truc que les gens savent pour les autres. » « Ah bon », fait-il chanter, déçu, avec son accent du Sud.
Il s’amuse comme un fou, mange des frites, achète un chapeau avec son billet que je lui ai solennellement confié en début de journée. Je suis en lui et ressens l’impulsion du moindre de ses rythmes, j’ai l’affolement au front qu’il ne dépende plus de moi. Je couve, et ma chaleur surprend.
« Loulou » je m’inquiète. « Tu te souviendras de cette journée ? » Il me tance avec dédain. « Je me souviens de tout. » Pourtant facile, idiote.
Je sors de la douche et je l’entends murmurer. Il est dans la chambre, il danse avec son sabre en plastique et son chapeau, je m’émeus, quelle douceur. « Le rugby c’est pas pour les gonzesses », qu’il me balance alors, rompant le charme. Ô temps pour la finesse. « Tu répètes encore un truc de ton père, toi. »
« Tu pourrais dire merci, Loulou. » Il serre sur son cœur un gros requin en peluche. Le regarde, puis moi, puis encore la peluche. «Mhh, non, je suis trop fatigué. Cela peut arriver », s’essaye encore à la citation, doit encore se roder. « Cela n’a presque rien à voir, tu sais », je dis. Il rit, je perds.
Il part.
Je pleure.
C’est peut-être comme dans Kirikou, tu vois.
Peut-être que moi aussi j’ai une épine dans le dos, et que je souffre, Loulou.
Mais t’as lu Kirikou, Loulou. T’as de l’avance sur moi.
(illustration de l’article : Cui Fei, Read by touch – détail)