Août 2017.

Le plateau était posé sur la table, figé dans l’instant, les plats fumaient, son propriétaire semblait disparu inexplicablement, nous laissant pour compte sous le barnum du réfectoire de l’ashram. Cette table était favorablement disposée, face au temple d’Hanuman, magnifique petite baraque en bois ornée de guirlandes colorées, au centre de laquelle se tenait un singe en bronze venant d’être arrosé de lait. Autour d’elle un vaste parc où les lapins se sentaient libres de se montrer en pleine journée, au pied de plusieurs grands arbres entourés de fleurs et de barrières légères en bois. Assise avec le plus gros du groupe dans le dos, convoquée par la brise d’après la pluie chargée des aromates qui poussaient tout le long des allées, j’aimais y prendre place et attendre que s’assoie qui veuille déjeuner en ma compagnie.

Ce matin je pars et je n’ai aucune idée de qui sera mon dernier compagnon de repas, qui m’a précédé pour disparaître dans l’instant. Je prends place à côté du plateau vide et contemple l’agencement appétissant de bols remplis d’une nourriture gorgée de nutriments et de remèdes. Le gruau et la citronnelle, le riz à la noix de coco et la soupe de betterave à l’anis, le dessert aux sésames, la tisane au réglisse. J’ai mangé comme quatre et perdu tout excédent en si peu de jours grâce aux miracles de l’ayurveda, science de la vie en sanskrit, que je vérifie une intuition de plus : pour qui recherche une belle présence au monde, la vérité des aliments ingérés, leurs fonctions et leurs incidences, devrait faire partie des premières quêtes.

La toile s’ouvre et Nataraj apparaît. C’était donc lui. Je souris à la chance d’avoir pour voisin de table un homme de sa qualité. Très subrepticement étonné de me voir, il jette un œil rapide à la coupelle qu’il est allé remplir puis s’assoit avec assurance et, malicieux, me demande si je veux partager ce fromage de brie qu’il est allé chercher en cuisine où il a ses entrées, à l’abri des regards. Je décline. Je suis heureuse, in extremis, d’avoir enfin une discussion avec cet étonnant personnage. La subversion du brie peut attendre, j’aurai tout mon temps pour contrevenir aux règlements dès lors que je me sentirai seule, ce qui n’est pas le cas.

Nataraj est l’un de ces êtres – qui par ailleurs sont nombreux dans cet ashram, que l’on pourrait qualifier de présents.

Le crâne rasé, le teint pâle marqué d’anciennes crevasses comme poncées par la mer de bonté qui s’est refermée sur lui, des yeux perçants sous des lunettes sans montures, il semble intégralement tatoué de motifs orientaux du dos aux mains. Habillé humblement comme le recommande ce lieu, il est la plupart du temps affublé d’une coiffe de cuisine, d’un tablier et de chaussures de travail et officie à la plonge. On le trouve plus tard en vieilles baskets et en treillis, allongé sous les arbres, un livre à la main ou posé sur la poitrine s’il dort, épuisé par sa tâche. Nous sommes cent cinquante. Il est l’un de ceux qui aimeraient être transparents mais malgré tous leurs efforts resteront remarquables. Il a donc développé ce repli honnête et poli derrière un sourire rare mais franc, et donne ses consignes aussi fermement qu’il est furtif à éviter de nous rencontrer trop longtemps, déjà parti alors que nous allions répondre à sa boutade, lancée entre deux ordres moins secs que séchés par la distance volontaire qu’il impose à tous.

Il faut se protéger des grandes ouvertures, dans un ashram. Sous peine de s’y engouffrer sans ne plus rien distinguer dans cet ouragan d’énergies d’apprentis sorciers découvrant la paix. Nataraj ne découvre plus rien depuis longtemps, il semble perpétrer son observation derrière une patience éprouvante, gagnée à la force des bras. Il n’est plus lassé des hommes, mais reste méfiant. Depuis que je me lève à 5h30, chante, mange peu, me dévoue, étudie, médite et pratique mes asanas, j’arrive à sentir à nouveau les espaces défendus d’une âme qui se tient droite, don que j’avais perdu dans une agitation surmenée d’occidentale classique. Ce que je vois d’autre de Nataraj, prenant le temps de pouvoir le voir, et d’être vue en retour, l’un des luxes rares et non des moindres que permet l’ascétisme, je n’éprouve pas le besoin de tenter de le dire. Il n’y a qu’à ajouter que Nataraj fait depuis un mois et demi son karma-yoga, service désintéressé, c’est-à-dire qu’il préfère passer son été à nettoyer les plateaux vides de ses compagnons, laver à grandes eaux les sols sur lesquels nous pourrons marcher pieds nus avec bonheur, ébouillanter l’identité de ses mains dans l’eau sale où flotte une lueur d’huile épicée, racler le miel collé aux bols et frotter les ustensiles pour les laisser brillants, alors que nous les attraperons machinalement sans même remarquer le soin porté à leur propreté. Nous remercions sans cesse le résultat et jamais l’agent. Être reconnaissant à la cuisine ayurvédique du bonheur que nous en tirons, et laisser son plateau sale et mal rangé à « celui ou celle » qui sera payé pour nettoyer derrière notre joie irradiante, ne jamais adresser un mot à toutes les petites mains qui découpent ce que nous mangeons pour vivre, c’est n’avoir à peu près rien compris aux fondations de la sérénité. Chacun son rythme, disent les âmes charitables, trempées à la tolérance comme la mienne ne le sera, malheureusement, jamais assez.
L’économie d’un ashram, qui n’est pas un hôtel, nous enseigne une première fois que tout est lié, partie d’un Tout. La moindre des heures passées en ces lieux se chargera de nous le prouver par divers autres méthodes. Le professeur du cours de yoga de 10h sera le cuisinier du lendemain, la réceptionniste du midi arrosera le jardin le soir, le vacancier qui lit dans l’herbe vient de terminer de changer les draps de 6 chambres…Lorsque vous arrivez, vous devez vous dépouiller de beaucoup, et pour commencer de votre égo lorsqu’on vous annonce que votre karmayoga, certes optionnel mais qui en dit long sur celles et ceux qui s’y soumettent ou non, vous sera communiqué chaque jour, et que chaque jour, il changera. Vous couperez des orties pour la soupe du soir ou laverez les toilettes, que vous constaterez pourtant étonnamment propres, comme tout le reste des lieux, impeccable, net, frais et pour cause : chacun de ses occupants sait que demain il sera affecté à l’une des tâches, et que le plus simple est encore de se tenir bien et de ranger et laver après soi.
Servir plutôt qu’être servi, aider, pour le plaisir de l’avoir fait, de n’être pas cette bourgeoise rigide qui chercherait qui payer pour ne pas s’acquitter de prétendues basses tâches. Ou cette paresseuse plaintive qui a mal aux genoux le jour où il faut faire la vaisselle.
Si tu peux te lever pour faire deux heures de yoga, tu peux nettoyer les douches, première leçon pour tes douleurs. Ignore, transcende, tais-toi.

« Tu recommences ta vie ? » me lance Nataraj en s’asseyant. C’est assez vrai de dire que l’on ne rejoint pas un ashram par hasard. « Non, pas nécessairement, cela ne sert à rien. Je crois plus à la mutation qu’au changement radical, je me laisse le temps d’assimiler. Et toi ? » Il m’explique alors qu’il a pratiqué tous les sports de combat possibles et imaginables avant de rencontrer le yoga. La plus incroyable lutte, celle pour laisser passer la lumière entre ses yeux, grandir ses membres, tenir sur sa tête, manger moins, savoir respirer et se taire, méditer sans bouger d’un cil, regarder autour, servir et aimer. « Je me suis passionné pour le Vedanta. Je lis tout ce que je peux sur l’Inde classique, la pratique philosophique et celle des textes spirituels est l’aspect qui m’a le plus parlé dans la voie du yoga. » Oui, je peux tout à fait le comprendre, sauf pourquoi on a oublié avec le temps de coupler les exercices physiques à la philosophie ou la religion. « Le problème, avec tous ces folklores de yoga-machin, c’est que plus personne ne prend cette voie au sérieux. Il s’agit pourtant d’un art total, celui de vivre avec simplicité et bienveillance, mais également avec une intense discipline personnelle, en nuisant le moins possible. Ils font du yoga instagram, du fitness servile et sans âme, pour exhiber leurs corps dans des fringues hors de prix. Ici comme tu le sais, les habits sont simples, confortables, les genoux et les épaules couvertes, sans chichi. Les corps souvent étranges, inattendus. Il faut apprendre les postures certes, mais autant qu’à respirer, méditer, manger et partager. Au début, c’est un gros choc. Beaucoup se blessent, ou ne parviennent pas à lâcher leur mue de faux réel. » Je sais bien, Nataraj, j’arrive sur cette voie par la philosophique antique, la littérature classique et après avoir éteint toute vitalité dans les poubelles souterraines de Paris et l’esprit retors de ses habitants cassés et dangereux. Je ne sais pas si je vais y arriver, mais je n’avais pour ainsi dire jamais essayé d’embrasser un système aussi complet, efficace et bienveillant. Espérons qu’il me tienne au corps encore un peu. Il n’y a pas de clichés ici, d’ailleurs, ils n’arriveraient pas à se lever le matin ni à supporter les rituels sans ricaner.

La plus grande violence faite à notre instinct moderne et notre esprit critique européen étant encore de nous demander de prier. Chanter des kirtans de protection à 6h du matin, psalmodier des auto suggestions irradiantes, prendre au sérieux la nécessaire dévotion qui détourne le narcissique sous antidépresseurs de ses peines capitales, qui l’enjoint de se soigner non plus pour lui mais pour les influences qu’il envoie à l’ensemble, la moindre bête, la moindre ombre qui passe, la plus petite personne croisée et qu’on va voir, que l’on va épargner, sur laquelle il ne sera jamais plus possible de se défouler.

De nous demander non pas de croire, mais de décider que Sivananda et Vishnudevananda sont des demi-dieux, fondateurs des ashrams occidentaux pour éprouver auprès de ceux qui ont trop de tout la réelle voie du renoncement. Il ne s’agit plus de se consoler de  n’avoir rien. Il s’agit de décider que même ce rien est encore trop. Il s’agit de se dire que la souffrance d’une absence de communion et de don en toute gratuité ne s’estompe jamais, même toutes les cases du bonheur manufacturé cochées. Il faut quitter l’enfant, le conjoint, le confort, les amis, les promesses, les projets, il faut quitter les désirs, la carrière, l’angoisse et la fatigue, l’usure des machines inadaptées qui nous somment de nous augmenter vers elles quand nous avons à peine conscience des progrès qu’il nous faudrait déjà faire dans notre environnement actuel pour redevenir simplement tolérables, supportables. Il n’y a aucune alternative à ce qui vient, sauf en notre citadelle intérieure. Aucune puissance que celle de partir, de n’être déjà plus là, jamais là où les artifices nous convoquent, mais toujours présents partout, à l’affut des Nataraj, des swamis volants, des amis des recoins qui vont et viennent entre ces deux mondes, apportant à chacun ce qu’il lui faut de liant pour tenir lors de la cuisson innommable à laquelle les soumettent nos agitations névrosées.

Je me sens mieux, Nataraj, sans personne, et c’est un fait regrettable qui me chagrine. Ici nous sommes 150 solitaires, tannés par les ans, les yeux cernés mais propres, quelque chose nous rassemble sans condition, sans doute le sang tourné et la mort vue de près, sans doute l’absence trop vive, les corps malades, la nausée des corvées sans visages, des caissons de décompression à 100 euros de l’heure, des morgues parfumées et de la musique d’ascenseur sur nos drames.

Ici j’ai rencontré Roxane, l’éthérée créature de Caen, bibliothécaire à Madrid, semblant toujours sortir à peine du sommeil et peu décidée à le quitter pour nous rejoindre.

Ici, j’ai rencontré Dietler, un Allemand gigantesque qu’on croirait Danois avec ses longs cheveux de paille, ses yeux cinglants comme le soleil sur la mer et sa gueule de cheval patient, qui toucherait presque le plafond en se dressant en chandelle sans effort visible. En posture du cobra il ressemble à un animal mythologique furieux d’être si grand, n’accédant jamais à la furtivité rêvée pour foudroyer ses proies mais déterminé à ne se concentrer que sur son yoga afin d’y parvenir. Seul dans sa tente plantée au fond du parc, il apparaît et disparaît au gré des heures, songeant à son épouse qu’il ne cherche pas à convaincre. Qui constate par elle-même l’homme qu’il est avant et après ses retraites et depuis dix-huit ans le trouve et le perd, toujours le même, pourtant changé.

Ici j’ai rencontré Sandra, l’immense hollandaise au rire tonitruant, au visage meuble capable d’interpréter sans aucun mot l’intégralité des nuances qui se jouent sur la scène de sa vie, alors qu’elle observe tout comme une chatte surdouée.

Ici j’ai rencontré Harris, l’anglo-iranien en surpoids, installé pour un mois, d’une gentillesse sans âge et sans attente, dont la présence réconfortante s’alliait bien à la tombée de la nuit, alors qu’on triait de la menthe et de la lavande pour les décoctions du lendemain.

Ici j’ai rencontré Steve, de Hastings. À 62 ans, chauve et très bronzé, petit et tout en muscles, intégralement tatoué, il a les yeux rougis en permanence sous ses lunettes épaisses, à fortes montures noires. Tout de blanc et de jaune vêtu, en vêtements amples de coton, il me demande pourquoi je suis là et je ne trouve rien à lui répondre. Il le fallait, je croyais me reposer, me soigner, mais je suis venue à la rencontre d’êtres qui n’existaient plus. Je découvre émerveillée une espèce entière portée disparue, probablement la plus proche des miens, partis en mer il y a si longtemps maintenant qu’il faudra bien se résoudre à dresser un autel. De ceux qui demeurent sans bruit, qui prolongent l’extase d’un moment sans raison, déterminés à aimer quoiqu’il en coûte ce qui reste de nos êtres debout.

« Mon fils est mort il y a 4 ans, il a été poignardé », me dit-il dans un anglais spectral, propre aux côtes du Sud. Il avait 17 ans. That… that was it, sa voix se brise dans le geste qu’il mime. Je n’ose plus respirer, frappée par la lame au moment où il le dit. Toujours cette féroce empathie, je prends tous les coups, mais depuis que j’apprends à respirer par alternance, j’apprends aussi à les accueillir et les garder sans les rendre. Les transformer grâce à l’alchimie qu’une telle disposition permet. « J’ai pris 30 kilos, je fumais comme un pompier et je buvais beaucoup, continue-t-il. Il y a deux ans, un copain m’a emmené au centre de yoga Sivananda de Londres. Un an plus tard, j’allais passer ma certification de professeur de yoga lorsque j’ai eu un AVC. Ce n’est pas grave, plutôt de que le passer en septembre, je l’ai passé en février. J’enseigne depuis un an. Si tu fais 5 salutations au soleil par jour, un peu de respiration et de méditation, tu vas acquérir très rapidement toute la force nécessaire pour tenir tes postures, et tu pourras toi aussi bientôt te soigner. Maintenant, je te laisse pour aujourd’hui, je vais faire un tour sur Orléans, car malgré toute mon admiration pour la voie du yoga, il me faut parfois ma côte de bœuf et un café. Tu vas arriver à te soigner. » Mais me soigner de quoi Steve ? Je n’ai rien, je n’ai jamais rien eu que cette immense boule dans la gorge et des aspirations à l’avaler.

Steve, je pense pouvoir dire que je ne l’oublierai jamais. Le lendemain, lors de la cérémonie des hommages au dieu Hanuman, on nous raconte la réincarnation, la bonté et la sagesse de se voir en toutes choses et de les respecter sans s’en gargariser plus que nécessaire. Je l’observe, il ne sourit pas, il est immergé dans la cérémonie bien qu’assis à distance. Soudain il se lève, quitte ses chaussures et rejoint la procession. Hypnotisée, je me lève et le suis. Me retrouve dans un couloir végétal de haies comme fichées dans le ciel, et au son des poujas dont je ne comprends rien, j’avance lentement vers le temple du singe courageux qu’aucune flèche n’a réussi à atteindre. On nous accouche un par un par ces couloirs de feuilles jusqu’aux marches en bois où l’on se prosterne, où l’on reçoit un signe sur le front, où l’on arrose avec attention le singe, où l’on ressort avec quelques pétales à étendre et un bol de fruits secs à manger en silence. Je retourne m’assoir à côté de Steve qui semble bouleversé. Il regarde avec attention une tourterelle qui vient de se poser devant lui. Il n’y a pas d’amour trop petit ni trop grand, il y a de la pâte de santal sur nos barrages qui cèdent, qui libèrent l’eau qui rase les villages téméraires. Il n’y a pas d’amour stupide ou grandiose, acceptable ou calibré, il y a des processions en plein Centre, dans un ashram dissimulé dans la forêt, pour que les deuils ne se fassent pas mais se sentent. Le temps de pleurer, d’être seul et toléré. Steve est venu ici pour avoir le droit d’être avec son fils où qu’il se trouve, sans être jugé ni moqué, ou pire, soulagé par la chimie. Il est venu se mettre sur sa tête et manger des soupes acides, entouré de semblables.

D’ailleurs, tous n’ont pas chuté avant d’arriver ici. Il n’est pas nécessaire d’être fondamentalement malheureux pour quérir un peu de tranquillité vraie et soyeuse. Les muscles endoloris par quatre heures de pratique quotidienne, les nuits courtes et les marches silencieuses dans la campagne trempée font bon effet aux plus heureux, du moins ceux qui s’en persuadent. Ils apprivoisent la gravité.

Ainsi d’Élie, un étudiant américain de Chicago, constamment radieux, sous sa barbe brune de marin et ses pommettes de marcheur en Alaska. Les yeux rieurs jamais découragés, le sourire si dévorant qu’il n’est jamais insolent, il m’explique qu’il adore le yoga, contrairement à d’autres jeunes sportifs de son état, et qu’il vient là pour améliorer sa pratique tout en goûtant aux joies du français qu’il entreprend d’apprendre, plutôt bien. « Je viens me faire corriger le corps et la langue » aurait-il pu se justifier, « et j’ai tant de soleil dans les veines que je supporte excessivement bien la discipline, elle fortifie les zones faibles, elle ne blesse jamais les parties saines », aurait-il pu conclure.

Et c’est vrai que lentement, l’angle change, mes jambes soudain se déplient et les blocages se dénouent, à mesure que ma parole se fait plus rare. On n’a pas tant besoin que cela de parler dans un ashram. Tout se comprend assez vite, et les restes de lambeaux d’une humanité publicitaire qui ne sied plus à personne se détachent vite d’un ensemble pour qui l’affaire est entendue : lorsque la preuve belle et brûlante se fait sentir au fond de nous alors que le corps se consume et qu’arrive le grand calme, lorsque l’huile chaude coule entre les yeux après vingt minutes de méditation, lorsque l’on regarde, indifférent, ce qui tente de parasiter le temple qu’on balaie soigneusement tous les jours, et que tous les jours, inlassablement, on balaie, sans rien demander en retour que le droit d’en fermer soigneusement les portes aux profanes jusqu’à ce qu’ils n’y frappent plus par hasard, alors on accède en toute douceur à des torsions proprement infernales, consenties, pour tirer de leur parfait alignement des bénéfices insoupçonnables à celui qui voulant aller trop vite, s’est déchiré en deux et en conclue que tout ceci n’est que vile arnaque.

Voici, Nataraj, ce que j’ai retenu de mon court séjour parmi vous. Court car je n’ai pas renoncé à ma famille, mes amis, mon confort. Je les retrouve avec les yeux nettoyés et le grand calme aux tempes. Je les retrouve avec gratitude et sérénité. J’apprends à diriger les tempêtes de mon amour pour eux vers le large où il s’abîmera sans pertes au sol. J’apprends à remplacer doucement mes angoisses morbides, mes attaques de panique face à la possibilité de perdre ce qui me semblait avoir été durement gagné et pourtant ne fut qu’un minuscule déroulement de cosmos qui ne prend de sens que celui que je veux bien lui donner. J’apprends l’équilibre sur les pierres, la souplesse de l’adaptation lorsqu’il faut tourner un membre dans un sens contre nature pour en soigner un autre, la sérénité dans la douleur, et je regarde dériver la mort sur ceux qu’elle choisit de prendre, en priant mon petit singe qu’elle n’arrive pas trop vite sur mes terres.

Nous sommes allés depuis en Côtes d’Armor, d’où tu viens, et où tu me disais que tu allais retourner, à la même date que celle dont tu m’avais parlé. Je n’ai pas fait exprès, il se trouve que nos amis de Bretagne voulaient nous y mener, voir les côtes de granit rose découpées, et les avions de la Patrouille de France se déployer. Entre temps beaucoup de gens sont morts, beaucoup les ont pleurés. Moi je n’ai pensé qu’à respirer, à regarder tout ce que je pouvais dévorer du regard, à rencontrer chaque personne que je croisais, à observer mon fils jouer et affronter les hurlements dans la voiture sous la pluie, le long des routes inconnues, pour le faire dormir au cœur d’une nuit qui lui faisait peur. S’il ne nous a pas, il n’a personne, c’est aussi simple. J’ai pensé que ta méditation, quelque part proche de nous, l’aiderait à se calmer, qu’il subsisterait toujours vos frêles bougies dans le vent.

Si je ne vous ai pas, je n’ai personne.

J’ai pensé à ce qu’il devait t’en coûter de quitter un ashram après deux mois de service volontaire, comment rejoindre les côtes venteuses sans se faire attraper et dévorer par les malchanceux décharnés traînant leur âme en peine dans les bas-côtés, j’ai pensé que peut-être tu chanterais mentalement une protection, que, comme il nous l’est enseigné, tu ne changerais rien au monde, mais œuvrerais à ton influence positive sur celui-ci, non pas en l’ânonnant machinalement à la pause café, ni en remplissant des questionnaires dans le Figaro Madame, mais simplement en réussissant à rejoindre les Côtes depuis le Centre sans te faire prendre.

Il ne doive pas nous prendre. Nous devons choisir quand nous rendre.

J’ai enfin pensé que l’ashram fabrique des êtres particuliers, de la même façon que Tesson convoque une confrérie des chemins noirs, du reste pas bien éloignés de l’ashram, une confrérie internationale invaincue, qui sait se retrouver en fermant les yeux.

Mes amis de lumière, je ne vous reverrai jamais, c’est sûr, mais je pourrai vous imaginer, qui dans un pub d’Hastings, qui dans un supermarché d’Almeida, qui dans une bibliothèque de Madrid, qui dans une salle des profs de Hambourg, qui sur une plage bretonne de bon matin, se surprenant soudain à chanter « Jaya Ganesha pahi mam », avec un sourire comme un brasier qui monte, immédiatement contagieux à celui ou celle qui le croisera, spectaculairement calme, mais rechutant toujours. Recommençant toujours. Ils ne nous auront pas, car nous les attendons déjà au-delà d’où ils se trouvent.
Nous avons choisi la vie, nous sommes imprenables.

(Illustration : saison 1 de The Leftovers)

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Les Gérard de nos coins, fragiles, sensibles, décarcassés, ces gardiens des campagnes molles, à peine belles, parfois même pas, s’organisent en opposant – c’est un point commun conscient ou non – une fin de non-recevoir à l’envahissement des fausses idoles, des imposteurs, des trous-du-cul, qui savent se compter tout seul.

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