« Nous avons fait notre choix ; nous parions contre Machiavel. Nous sommes de ceux qui croient que l’homme échappe à l’entre-dévorement, et non seulement qu’il y échappe, mais que toute sa dignité tient dans la Résistance qu’il lui oppose de tout son cœur et de tout son esprit. Non, l’esprit humain ne s’abuse pas sur sa destinée. Non, il ne se trompe pas en protestant que la condition des termites et des fourmis ne l’éclaire en rien sur la sienne. N’y aurait-il eu au cours des siècles, en un bref intervalle de temps et d’espace, qu’un seul mouvement de charité, la chaîne sans fin des dévorants et des dévorés en eût été à jamais rompue. »
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« Il nous faut vaincre cette tentation de mépriser l’homme. L’adversaire gagnerait sur nous dans la mesure où nous céderions à ce mépris qui est le fondement de sa doctrine. (…)
C’est que le mépris de l’homme est nécessaire à qui veut user et abuser de l’homme. On ne peut se servir comme d’un instrument à toutes fins, d’une créature immortelle et quasi divine. C’est pourquoi ils avilissent d’avance leurs victimes.
N’entrons pas dans leur jeu : que notre misère ne nous aveugle jamais sur notre grandeur. Quoi que nous observions de honteux autour de nous et dans notre cœur, ne nous décourageons pas de faire crédit à l’homme : il y va de notre raison de vivre – de survivre. »
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« Quel n’eût été leur bonheur si vraiment la France avait pu passer pour morte ! Car on ne saurait trahir une morte. À les entendre, ils avaient embrassé les genoux du vainqueur parce qu’ils ne trouvaient plus aucune patrie à qui se vouer. Nous observions de loin ces faux orphelins qui faisaient semblant de croire qu’ils n’avaient plus de mère.
Allons-nous encore nous interroger, le cœur dévoré d’inquiétude et de doute ? Nous n’étions pas si exigeants dans les premiers jours de notre esclavage. (…)
Qu’elle ne meure pas avant d’avoir été délivrée, qu’elle survive, qu’elle dure, cette seule angoisse nous serrait la gorge. Eh bien ! Voici que son existence n’est plus en jeu. Couverte de plaies qui saignent encore, mais vivante entre toutes les nations vivantes, elle se dresse devant l’Europe, serrant contre sa poitrine ceux de ses fils qui l’ont délivrée. »
François Mauriac, Le Cahier noir, édition établie par Jean Touzot, Bartillat, 2016