« Je suis fasciné par ces réacteurs hors d’échelle, par ces tours de refroidissement qui percent les nuages, par ces enceintes de confinement, par ces parois d’acier derrière lesquelles les atomes fissurent. Devant ces machines trop parfaites, j’ai le même sentiment de démesure, de folie humaine que j’ai éprouvé à Sachsenhausen, à Dachau, à Auschwitz. Je sais ce qu’il y a d’indécent à dire que les camps de concentration sont les monuments de la folie de la première moitié du XXe siècle et les centrales ceux de la démesure de sa seconde, mais c’est exactement ce que je ressens malgré — ou à cause de — l’ordre et la rationalité qui président à leur architecture. »
Les êtres obsessionnels ont toujours eu toute mon attention. Les êtres d’une seule obsession, mon attention accrue. Et ceux qui se sont sondés avec courage pour tenter de déterminer leur juste mission face à cette obsession déclenchent irrémédiablement, de surcroît, ma sympathie profonde.
Daniel de Roulet ne pouvait que m’intriguer : activiste, ancien ingénieur dans une centrale nucléaire, il a depuis voué son existence à un cycle littéraire au long cours sur l’atomique nommé « la simulation humaine », constitué de dix romans sur l’expérience nucléaire.
Un homme qui demande « Qu’avez-vous fait ? » à ceux qui ont élaboré, participé ou simplement permis l’achèvement d’une industrie de destruction massive (ou tout à fait capable de l’engendrer) peut bien passer pour naïf, ou trop simple, il n’en demeurera pas moins intensément gênant. Il porte en lui la graine de toutes les révoltes mythologiques. Dans ses yeux peuvent passer, même furtivement, les lueurs ô combien inquiétantes du grand perturbateur à venir. Il faut sans cesse lui répondre, car rien ne coule de source. Mais on peut toujours le renvoyer, lâchement, à ses propres pratiques.
Ce même homme qui demande, ensuite « Qu’avons-nous fait ? », puis « Qu’ai-je fait ? » et ne lâche plus jamais sa question, deviendra alors impossible à éteindre. Tel est Daniel de Roulet qui, par ailleurs, vit mourir Vital Michalon, un scientifique de trente-et-un ans lors de la répression d’une manifestation contre la centrale de Malville — depuis abandonnée, ou incendia le chalet d’un magnat en Suisse (il en a tiré le livre « Un dimanche à la montagne« ).
Cette courte lettre, ici publiée comme la plupart de ses romans chez Buchet-Chastel, prend la forme d’un courriel (imaginaire ou non, nous ne le saurons guère) qu’il envoya le 18 mars 2011 à une amie japonaise, Kayoko quelques jours après Fukushima. Une missive qui permet de glisser un premier orteil dans le lac imposant des publications du Suisse aussi disert à l’écrit que discret publiquement.
Réfutant d’abord le reproche des lecteurs japonais n’appréciant guère qu’un Européen se mêle d’évoquer l’histoire nucléaire de leur pays (« Tu n’as rien vu à Hiroshima !», pique célèbre lancée par un acteur japonais à Emmanuelle Riva, alors qu’elle tournait Hiroshima mon amour), il vagabonde, pour se rassurer du sort de celle dont il a récemment traduit un texte et à qui il semble lié malgré leurs différences de vues irréconciliables.
Trente pages qui ouvrent en grand les portes de mon appétit pour le reste de ses écrits, état des lieux d’un convaincu qui se résume, et départ de ce qui sera l’ultime opus de son cycle romanesque évoqué plus haut, Le démantèlement du cœur, formule centrale (si je puis dire) à ce petit texte.
« Nous sommes pris à notre piège, nous avons collaboré à un système que nous savions porteur d’une mort atroce et nous n’avons eu qu’un courage intermittent pour nos propres idéaux. Je ne parle pas de renégats, mais de notre indifférence à la marche du monde, de notre opportunisme technologique. »
Daniel de Roulet, Tu n’as rien vu à Fukushima, Buchet-Chastel, 2011, 32 pages.