« Nous goûtions cette sérénité des mouillages, quand la terre rassure face au vide de la mer mais que l’on se tient à distance de son agitation. Il faudrait toujours rester ainsi, en lisière du monde. »*

La délicatesse des pensées d’un homme résigné à mourir nettoie le sang, rince les yeux, et retire dans le mouvement de sa caresse les dernières aspérités qui accrochaient encore au Rien.

C’est frictionnée, purifiée et renversée encore une fois dans le fond de la vague, roulée dans le ressac à chercher mots et souffle à la surface alors que je regarde le fond trouble et salé sans savoir quand je vais remonter, c’est étreinte par le bruit immobile qui écrase ma raison que je termine ce Huitième soir auprès de Vent noir, le lieutenant narrateur d’Arnaud de La Grange.

« Je suis ici parce que j’ai lu Loti et que la France m’ennuie. Je me rêvais pèlerin d’Angkor et me voilà planté dans une grande mare de boue. Embarqué dans une sale histoire en un coin où on se tue avec une inépuisable énergie. »*

Dans un carnet serré contre sa poitrine, bien trop lyrique et soigné pour être authentique et qu’importe, le long serpent d’eau de la mémoire glisse entre les feuilles hachurées par les obus, ceux d’une bataille qui n’avait encore rien de grand pour ceux qui la menèrent, la raclée de Dien Bien Phu.

« J’avais besoin d’autre chose, au-delà, plus loin. Il fallait que ce soit dur, il fallait que ce soit fort. Se brûler à la vie pour cautériser ses plaies. C’est aussi pour ces raisons que je suis ici. Il peut sembler absurde d’aller prendre des coups quand on a tant souffert. L’épreuve devrait dégoûter de l’épreuve, faire aspirer à la tranquillité et au confort du corps. Parfois, il n’en est rien. Le risque me semblait un défi à cette vie qui m’avait malmené. Pas de drapeau blanc sur le toit de l’hôpital. Je ne me laisserais pas intimider par la souffrance, je ne me soumettrais pas. »*

Ils ont été, Français, si nombreux à se porter volontaires pour une boucherie à peu près annoncée : pourquoi ? Lancinante question que se pose avec nous le jeune combattant, rescapé d’un grave accident dans le civil, orphelin consumé, amoureux insaisissable. Un ardent qui entend épuiser sa peine et qui ne se donne pas le beau rôle, comme on en compte dans tous les camps. Et ces camps, Arnaud de La Grange s’en moque. Vous ne trouverez en ses pages aucune trace de politique, d’analyse de salon, de commentaire arrogant et inutile : les guerres recommencent, et toujours les mêmes, et toujours au cœur se retrouvent les mêmes questions, les mêmes dilemmes, les êtres mouvants jamais identiques de la veille, pas « révélés » non, mais attisés jusqu’à l’inhumaine incandescence, où nul superflu ne recouvre plus rien, ni les os ni l’esprit. Ces êtres, l’instant d’avant ordinaires, reprennent l’habitude de la mort, de l’absurde, du bruit partout, permanent, ils redeviennent les bêtes qui toujours ont rampé dans les champs et tous les commentaires du monde n’y ont jamais rien changé.

La seule descente possible, pour le lambda qui souhaiterait s’y aventurer, c’est collé contre la peau de celui qui tue ou qui meurt dans un dédale de paysages retournés contre terre. « À hauteur d’homme » dirions-nous, sachant qu’il ne se relève plus guère. « Dans son atmosphère », serait plus juste, car Vent noir agit moins qu’il ne pense, et nous l’entendons faire. À l’implacable chahut du ciel tombant sur ces hommes démunis, il oppose la sérénité de dire adieu à un monde qu’il aurait aimé goûter encore mais qui ne lui apprendrait rien d’autre que ces années d’initiation qu’il vient de contracter en une poignée de jours où tout se met en ordre. Il embrasse enfin le mystère de l’amour, de la chair, il traverse la disparition de sa mère pour attraper enfin la pierre brûlante de ce qu’elle avait voulu lui dire, ses compagnons d’infortune lui apparaissent dans le cru d’une vérité acculée, et la forêt qui attrape les nuages pour tout terminer de lier ensemble, serré, l’accouche nu et neuf, vulnérable et consolé.

« Les jours où j’oubliais que nous devions tuer, je ressentais une sorte de joie sauvage. Dans cette exaltation, il y avait sans doute l’illusion d’un retour à l’état de nature, la redécouverte de temps sans fards, d’une existence brute. (…) La nuit traitée au même rang que le jour. »*

Serein, oui, car il faudra mourir : et quel autre adieu au monde conviendrait mieux que ces pensées jetées chaque soir où il est encore en vie ? Dans une apocalypse finale qui à elle seule donne une magistrale leçon de littérature, le sol se soulève sous le fracas de tirs de canons ininterrompus : mais la lumière de Vent noir est là, sa chance nous a porté, son œil bon et clair nous regarde et nous console, nous, de ne pas finir ici, nous regarde traverser le mal figé par la grâce de son intervention, qu’on peut presque toucher sans se blesser au milieu des viscères de ceux qui sont partis pour de bon.  C’est alors bien sûr que le miracle littéraire se produit et que nous apercevons nettement le papillon s’échapper de la scène, comme dans ce plan désormais culte de La Ligne rouge de Malick. Impossible de ne pas y penser, comme il semblait impossible jusqu’à cette lecture de voir reproduire l’oxymore avec autant d’acuité.

Nous sommes alors, dans ce déluge de sentiments renversés, consolés de vivre dans la tiédeur de jours assombris et sourds, pesants comme un orage qui n’éclate jamais, moites sous la pression : dans la trouée d’air pur et vivifiant que se ménage envers et contre tout son personnage, Arnaud de La Grange nous rappelle comment se tenir en vie, mais pas à n’importe quel prix. Qu’une existence jetée au-devant du risque irrationnel, où la fraternité ne se réclame pas, où la solidarité n’est pas un vain slogan de banquier, cette vie de brûlé, fût-elle abrégée par le sort, reste la preuve la moins falsifiable que nous puissions laisser à nos compagnons de torpeur. Qu’ils se réjouissent, enfin, de n’être pas encore tout à fait terminés.

Un sortilège, vraiment, que ce livre : court et pourtant fleuve impétueux, sobre et pourtant jungle inextricable, iridescente et crépusculaire, on y entre indemne, inconscient et puceau, on en ressort essoré par la guerre qu’il nous a emmené humer et subir, partager et maudire, mais cette délicatesse, cette élégance du pire, elle est vraiment piégeuse ! Vous finissez par tomber en guerre comme on tombe en amour, vous l’apprenez, vous comprenez jusqu’au bout d’os ami accroché sur votre veste pourquoi on part, pourquoi on se bat, pourquoi on ne revient pas, et presque sans regret. Ce que c’est, enfin, de ne pas subir.

C’est un monument vivant aux morts, que ce livre, qui enfin répond avec la plume la plus exquise et fine à la même question en miroir du « pourquoi partir se battre » du soldat étranger : le « pourquoi rester » du combattant assailli, quand tout éclate.

« D’où venait mon pays, le mot liberté faisait encore rêver. Je n’avais pas saisi que d’autres en face le chérissaient aussi. »*

Un livre puissant et une épaule amie pour tous ceux qui ballotent, indéfiniment, dans la torpeur d’un entre-deux-guerres dont les dates s’estompent. Quelle sera donc la vôtre ? Partez serein, restez en paix. L’indécision et l’impatience ont déserté. L’ancre est jetée ou fièrement relevée : par la grâce de Vent noir et de son carnet, vous êtes prêt.

 

*Arnaud de La Grange, Le huitième soir, Gallimard, 2019 (folio, 2021), 186 pages.

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