« Le souper achevé, Louis termine la bouteille et se lance dans un monologue que je réentendrai souvent. Taiseux d’ordinaire, il lui arrive parfois le soir, tandis qu’il finit le dernier litre de la journée, de s’abandonner à une vague béatitude et de commenter à mon usage les merveilles de la vie à bord ; c’est que le bateau est devenu tout pour lui – sa maison, sa famille, son refuge : « Vois-tu, Pierre, nous autres on n’est pas des sauvages. À bord, c’est comme qui dirait la vie de famille. Tu me dis Louis, je te dis Pierre. On s’engueule des fois, bien sûr ! Quand Robert il me dit je t’emmerde, je lui dis moi à Robert tu me fais chier. Mais c’est le métier qui veut ça. Parce qu’ici on n’est pas des sauvages, ah non, c’est la bonne vie, dame oui, c’est la vie de famille… » Sur ce thème il est infatigable ; bien qu’il répète perpétuellement la même chose, le sujet lui semble inépuisable : il ne finira jamais d’en contempler la grandeur. Il n’a pas tort.

Imaginez en effet ces six hommes qui vivent les uns sur les autres, jamais seuls, chacun connaissant tout de ses compagnons, jusqu’à ces humiliantes petites vérités que, à terre, même le voisinage le plus étroit ne saurait faire découvrir ; on sait qui est paresseux et qui est lâche, qui est gourmand, qui ronfle et qui est vantard, qui est trompé par sa femme. On échange les mêmes histoires et les mêmes blagues – mais le fait est qu’ils ont partagé les mêmes expériences et connu la même existence : la mer depuis l’âge de douze ou treize ans, et la mer avare de son poisson, et les saisons avares de leur clémence, et la chance avare de ses sourires ont eu à peu près le même visage pour tous.

Il en est peu qui n’aient déjà un frère, un cousin, un oncle ou quelque autre parent « péri en mer ». Et chaque fois qu’un bateau se perd, l’un ou l’autre se souvient d’avoir navigué à son bord ; presque tous en connaissent l’équipage et y comptaient de vieux camarades. Et pourtant, fatalistes, ils repartent sans faire de phrases. »

Simon Leys, Prosper, Points,  Arléa, 2003, page 88.

Crédits tirés du blog Quiquengrogne à Dieppe

Chapelle du Bonsecours, pour les naufragés en mer, Dieppe.

Chapelle du Bonsecours, pour les naufragés en mer, Dieppe.

Pour poursuivre la route ensemble...
La part non négociable | D. Foy, Absolutely Golden

"Jack vivait son danger. Il courait avec les bêtes de ce monde, les chiens les plus fous et les chevaux les plus sauvages, croyant, d'une certaine manière, que c'était bon pour lui alors qu'elles le tuaient à petit feu, comme on dit, ces bêtes qui étaient ses amies."

« Ah ! la lumière d’Harkness ! » – Malcolm Lowry, Le phare appelle à lui la tempête

« La poésie du « nonsense » dit partout chez lui un désir d’enfance et de pureté, désir de régression à l’infini déjà sensible au fond du romantisme des lacs. » Jacques Darras, préface.

Robert Walser, L’obscurité d’un bel avenir

Don't let me falter, don't let me hide Don't let someone else decide Just who or what I will become I Am Kloot, Avenue of Hope « Je vais peut-être bientôt avoir un emploi dans une petite ville de province, ce qui serait pour moi à présent la meilleure des choses. > Lire plus

« Power is exerted vertically on people who clash horizontally » ~ Jérôme Sessini, Inner Disorder – Ukraine, 2014-2017

« Je n’ai rien fait qu’être là, ces trois dernières années. Je me suis mis à la place de l’autre, et j’ai refusé de choisir un camp. »

En terrain glissant – Glose, de Juan José Saer

« Un sentiment nouveau se mêlait à son humiliation et à sa rage : le désespoir que nous éprouvons quand nous constatons que, pour intense que soit notre désir, les desseins du monde extérieur n'en tiennent aucun compte. » Glose (Glosa, 1986, traduit par la traductrice de renom Laure Bataillon en 1988 > Lire plus

Désordre tranquille – Fernando Pessoa, Proses I & II

« Nous écrivons à dessein ces pages sur un ton, dans un style et sous une forme qui ne sont pas populaires, afin que l’opuscule choisisse de lui-même le public apte à le comprendre. Tout ce qui, en matière de questions sociales, est facile à comprendre est faux et stupide. Les > Lire plus

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