« Si la wilderness est l’emblème toujours menacé d’un idéal terrestre, le seul lieu temporairement préservé des intrusions intéressées de l’humanité, la seule dimension dans laquelle l’idéal peut être projeté sans être aussitôt défiguré, c’est bien le ciel. »

« Méditant sur sa propre destinée, le modernisme prononce, tantôt avec aplomb, tantôt avec emphase, un adieu définitif aux réalités sublunaires. »

Les États-Unis ne jouissant pas encore de la profondeur d’une Histoire à proprement parler, agrégés à toute vitesse sur cette absence de colonne principale, ont bâti leur culture récente sur des terres creuses peuplées de menaces et de mauvais songes. Cette Amérique brutale et ostentatoire est la terre par excellence où les artistes ont encore une mission sacrée : retrouver les passages entre leur réalité d’artifices et de sang et les mondes perdus. En affrontant l’inconnu, ils partent chercher remède à leurs manques béants. Si l’on connaît l’obsession de la terre et de son usage par ces pionniers tourmentés, tour à tour défricheurs sanguinaires et traqués en milieu hostile, Alain Cueff nous propose de lever les yeux, dans cet essai exceptionnellement synthétique et gorgé de références (notes et bibliographie fournies rasséréneront les plus voraces). Regardons les ciels, pluriel d’un espace sans mesure ni limite, qu’il soit vide ou sacralisé. Comment cette immensité pesant autant sur les cultivateurs que sur les fous mystiques a-t-elle été perçue, absorbée et représentée par les artistes du XIXe au XXIe siècle (au jeune ciel déchiré par les avions du 11-Septembre, date à laquelle Cueff décide de s’arrêter) ? Plus encore qu’au plaisir esthétique et documentaire de retrouver en ces pages une anthologie bellement restituée de l’art américain, l’on goûtera avec profit aux bons mots des artistes dont Cueff truffe ses pages, tirés d’écrits esthétiques pour beaucoup non traduits en France. Sa prose sertie d’élégance, de fluidité et de savoir heureux se fait le guide d’un lecteur pas nécessairement averti. Les littéraires y trouveront à coup sûr une mine d’or de dialogues entre écrivains américains et leurs homologues visuels. Les spécialistes se rafraîchiront d’un ensemble plus large qu’ils pourront embrasser pleinement. Thomas Cole, Winslow Homer, Albert Pinkham Ryder, George Belows, Alfred Stieglitz, Mardsen Hartley, Georgia O’Keeffe, Thomas Hart Benton, Jackson Pollock, Barnett Newman, Robert Smithson, Walter De Maria, Ed Ruscha et Jack Goldstein vous convient à traverser leur pays par tous les vents, de jour comme de nuit, de la « destinée manifeste » à la sombre désespérance. Pour paraphraser Thoreau, un regard terrestre ne produit qu’une histoire, en l’alliant au céleste, on obtient une mythologie. Et le matérialisme forcené accouche toujours du mysticisme le plus effervescent. « Désolées et lugubres sont les contrées rêvées ». Qu’advienne donc le triomphe du ciel.

Alain Cueff, Ciels d’Amérique 1801-2001, Les Belles Lettres, 2023, 576 pages, 220 illustrations couleurs in-texte.

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