« Il faut arrêter d’aller partout en étant toujours des sujets raides et présomptueux, il faut au contraire se dissoudre, devenir objets, nourriture ou aliment. Passer du consommateur au consommé. Être dévoré par le voyage. »
Avez-vous visité l’Hôtel Paisano à Marfa (Texas) où furent tournés There Will Be Blood et No Country for Old Men ? Bravé l’interdiction de franchir les clôtures rouillées du Trotting Park, mégalomaniaque commande de Kennedy abandonnée deux ans plus tard pour son inadaptation aux chaleurs terrassantes, ou encore longé les murs du Waterpark, parc d’attractions fatales peuplés à présent de bêtes sauvages ? Avez-vous rencontré Rudy et Jeanne, retraités de Bombay Beach, ancienne station balnéaire envahie par le sable et liquidée par la catastrophe écologique de sa Salton Sea, où fossilisent les poissons ? Avez-vous aperçu à Roswell de vieilles stars qui pélerinent au milieu de seniors désœuvrés, pique-niqué dans un cimetières d’avions, parlé au gérant de The Slabs, village de mobil-homes qui ne bougeront plus, ou traversé des villages utopiques d’artistes comme Salvation Mountain ? Avez-vous ressenti la sidération dans un musée de néons décrochés à Las Vegas, manqué l’insolation de peu dans les bayous de Louisiane, contemplé légèrement décalés les aménagements vintage et râpés d’astronautes aujourd’hui perdus dans l’espace de la NASA’s Space Center, dîné dans l’établissement branlant, à la légende finissante, du film Bagdad Café, pénétré une ville, Daggett non pas démantelée mais « déshabitée », ou croisé une maison non pas abandonnée mais « déchiquetée » par ses multiples squattages, saccages et pillages ?
Mais le fallait-il vraiment ?
Et pour y trouver quoi ?
« Au fond, c’est comme être enfermé dans une prison où toutes les contraintes finissent comme des jeux. Un endroit drôle, débrouillard, mais une prison. »
Cathartique pour ceux qui ont trop, familier pour ceux qui s’évertuent quotidiennement à faire décroître leur désert sans augmenter leurs possessions, touffu, cérébral et fantasque, Absolutely Nothing, Histoires et disparitions dans les déserts américains, n’est pas le livre d’un observateur moraliste ou d’un naturaliste obsessionnel, non plus qu’une lecture sociologique ou historique des espaces déserts qu’il traverse, toujours pas plus l’éloge narcissique de l’effondrement et de la solitude par un revenu-de-tout qui ne souhaite plus voir personne et que tout s’ensevelisse mais voudrait que tout le monde le sache et le porte à son crédit.
Ce journal de route recomposé plusieurs semaines après le retour des protagonistes n’est absolument rien de ce que j’ai pu lire jusqu’à présent en matière de récit de voyage. Partis en 4X4 sponsorisé au-devant des lieux abandonnés les plus remarquables (premier oxymore) de la part Ouest et Sud des Etats-Unis, un photographe irano-américain, Ramak Fazel, brut et profond, un écrivain italien souhaitant forcer les prémonitions, Giorgio Vasta – déjà traduit en France début 2010 chez Gallimard pour deux romans sur les années de plomb puis les années Berlusconi – et son éditrice motivée pour rapporter un livre photos et textes, Silva, ces trois Pieds Nickelés plus ou moins assumés de l’aventure s’embourbent, se perdent, s’engueulent pendant que le flash de Fazel crépite, que l’Ipad de Silva cherche une connection et que Vasta note la fascination du désert et de la décrépitude, réfléchit à écrire ce vide, tourne autour de toutes les entrées possibles de l’absence, du retranché, de l’abandonné, de l’évacué, du détérioré, du perdu, du mangé par le temps, et il rêve, imagine une famille anthropophage qui le suit, dialogue avec Peanuts, le petit personnage de BD qu’il fait intervenir en fin de certains chapitres, comble son angoisse ou sa déstabilisation par des mots fournis, pourtant s’absente déjà. S’il se pointe dans le résultat publié, ça et là, un soupçon de la mélancolique intellectualité d’un Lucien d’Azay ou la nonchalance libertaire et cartographique d’un Philippe Vasset, il faudrait aller jusqu’à dire qu’après Vasta, aucun voyage relaté ne vaudra plus la peine d’être écrit, tentatives épuisées et inertes qu’il faudra remettre à jamais, tant il s’est appliqué à nous convaincre qu’à la fin, il ne sert plus à rien d’arpenter un monde qui en fait de vestiges n’a plus rien à proposer que ses décombres, ses déchets, ses « ruines à l’envers » pour reprendre Robert Smithson, fondateur du land art. Et qu’à force d’avoir attendu de se trouver en se grattant le nombril de la plume, le constat qui jamais ne diffère se fait de plus en plus criant : il n’y a rien à trouver ailleurs, rien à dissoudre, rien à fuir, rien à faire qui ne soit pas déjà connu. Le voyage pour se trouver ne veut rien dire, les dernières terres inconnues sont aujourd’hui immergées, et l’aventure intérieure, aidée ou non de psychotropes, a déjà ses gourous signalétiques et ses agences avec pignon sur rue. Le vrai voyage, c’est supporter un autre, et se supporter soi sous le regard d’un autre, et voilà la belle affaire pliée. L’absolument rien, s’il se recherche ardemment pendant les congés d’été, demeure un fantasme auquel nous ne pouvons, physiquement comme métaphysiquement jamais être confrontés. Là pourrait s’arrêter ma chronique. Un livre de plus de trois cents pages qui ne mène à rien, arpentant le rien, pour n’y trouver rien sauf peut-être la confirmation du rien. Merci, au revoir, donc.
But, wait.
Absolutely Nothing réussit à faire plier notre regard habitué jusqu’à l’atome, l’insensible, le nonsense, le frémissement tout en faisant peser sur nos épaules ce qui par déduction et après le dernier retranchement, persiste. Il nous y invite par la « prière » du larger-than-life, cet Américain qui ne peut raconter sans exagérer même le plus banal, rendant pour ainsi dire tout le normal exceptionnel, nous mettant en tout cas à l’épreuve en nous priant de croire que ça l’est, Vasta nous y invite aussi on n’omettant pas d’écrire l’oppressante moiteur qui compacte une matière qu’on ne peut plus nier, ne renonce pas à nous faire sentir, toutes les fois qu’elle poudroie, la poussière qui masque un mirage ou un fantasme, sous les ciels qui ne sont plus cieux (grands absents du livre, et pourtant grands royaumes évacués, eux-aussi, semble-t-il en urgence, et laissés en l’état : grandioses, onctueux, écrasants, comme pour rien, ces ciels américains dont Alain Cueff vient par ailleurs de livrer une analyse passionnante, parue au même moment qu’Absolutely Nothing).
« L’espace américain est démesuré, outrancier, une dispersion orgueilleuse et combative, un phénomène silencieusement agressif qui renferme une énigme, une question limpide qui s’étire entre un bâtiment ou un autre : pourquoi ne les ont-ils pas construits plus près ? »
Nous faisons dans cette chronique comme Giorgio Vasta dans son récit, et dessinons la boucle de nos impressions de lecture comme elles nous viennent et non comme ce qu’elles dévoilent s’est chronologiquement passé : c’est en effet l’une des particularités de ce livre construit pour nous désorienter, sautant sans suivre le tracé rassurant de la carte ouvrant le volume d’une étape à une autre, d’une date à un retour en arrière, puis un saut dans le temps de l’écriture. Vasta n’a aucune envie qu’on le suive littéralement, encore moins qu’on s’incruste au voyage. Il est déjà absent quand vous lisez la trace éphémère de ses pas dans un sable déjà envolé loin. Il n’a peut-être jamais été là (qui nous le prouve, par ailleurs) et en joue autant qu’il en subit lui-même les conséquences mélancoliques périlleuses : le danger de creuser au plus profond de sa propre matière et d’interroger sans cesse sa technique – Vasta est un écrivain du courant « écriture créative » comme beaucoup de ceux publiés ou traduits chez Verdier – le danger donc n’est-il pas de se désintégrer ou de se fossiliser à jamais, comme retourné dans la dernière pelletée qu’on ose en touchant le fond, sentant bien pourtant qu’irrésistiblement elle nous emportera dans le trou noir avec le mouvement dernier ? Que reste-t-il quand on a cherché jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien ? Et d’ailleurs pourquoi Vasta n’a-t-il plus rien écrit depuis dix ans, 2013, date à laquelle il met la dernière touche à ce manuscrit, après deux autres romans remarqués, en trois ans ? Question bien troublante, comme l’est la photo de l’écrivain que je croise en ligne, après lecture : Giorgio Vasta apparaît crâne lisse, peau très blanche, sourcils quasi absents : tout en lui semble en effet avoir été aspiré, poli, gommé. Il n’a plus grand-chose à nous offrir à voir, à moins qu’il ne s’agisse là encore d’un jeu.
« Jouer « à » l’Amérique, ajoute Ramak. Parce que c’est le lieu et l’incarnation du jeu. Ici la fiction est reine, on n’a rien à lui opposer : c’est une authentique réalité, la seule possible. »
Ah, le grand jeu américain… Disparaît-on vraiment dans un endroit – comme les déserts à touristes mais aussi le milieu du livre – qui met en scène jusqu’au moindre panneau « ABSOLUTELY NOTHING- NEXT 22 MILES», panneau réel donnant titre au recueil, tout ce qu’on nous commande par injonction paradoxale, d’oublier ? Les chances sont minces, au pays du narratif extrême et de l’extravagance capitalisée, de la largesse scénographiée et des émotions panoramiques, de se dissoudre pour de bon : la tentation sera trop grande de faire quelque chose, de ce rien. Une sorte d’art à l’adresse de ceux qui ont encore trop et ne savent plus comment se délester, un art à la performance-prière faussement modeste qui feint d’inclure artiste et destinataires comme mêmes bougres peu avancés sur le chemin : aucun d’eux ne réussira finalement à se résoudre à déposer sa réelle dépouille aux pieds de l’autre : chacun sait que sa peau sera livrée aux appétits voraces des consommateurs avides des restes de ces frileux randonneurs. « Je suis seul, je suis entouré de rien, je n’ai besoin de personne » crie dans le désert un ermite éploré. Puis la focale bouge et nous voyons le décor, les machines, et le storyteller. La foule applaudit. Vasta l’a compris. Il ne pourra jamais n’être rien, au milieu de rien, même abandonné, saccagé, étrillé comme les baraques qu’il a croisées sur son chemin. Il peut être brisé, en revanche, abîmé, traîné, visité par des foules agressives et inconscientes. Et le talisman bien fragile de ses formules tente de l’en protéger.
« Oui, aussi, dit-il, et à cet instant, je comprends que boneyard est « aussi » un de ces termes qui a hérité d’un destin polysémique, un mot-hypothèse qui n’est pas figé mais vit d’incessantes métamorphoses, qui s’essaie à tous les possibles : son sens n’arrête pas de trembler. »
C’est ainsi qu’il enchaîne descriptions précises et images ardentes : sa langue ondulant comme une vague de feu attisé sur une crète mugit soudain dans une impressionnante gerbe, puis retombe et ennuie alors. Digressions sans saveur ; bavardage assommant ; longues ribambelles de mots semblant tomber sur le sol comme la bande d’une cassette avec laquelle un enfant moderne joue, inconscient de l’éventrement d’un objet qui autrefois livrait sa belle musique; lente, lente pérégrination dans un lieu qui parfois ne nous intéresse pas, sont les pierres coupantes que le marcheur dans ces pages devra supporter de gravir, ou supporter de contourner.
Dans ce buisson qu’on a comme laissé pousser libre pour couper le vent mais dont on n’est pas toujours certain qu’il y résistera, il se trouve, assez souvent pour qu’on ne l’arrache pas, assez de belles pages épuisant le champ lexical de l’abandon et du vide, suffisamment de sorties inspirées et puissantes – et, chose assez rare et précieuse pour être soulignée, d’un apolitisme serein qu’on croyait définitivement démantelé lui aussi, une assez bonne poignée d’informations factuelles curieuses (incarnées par la pragmatique – et disons-le, passablement pénible éditrice ne jurant que par Wikipédia), une profondeur de champ métaphysique joyeusement menaçante (rendue dans les dialogues rapportés avec le bien attachant photographe Fazel) : un ensemble foutraque et maladroit, intelligent quoique timide, aux références culturelles – Radiohead, Milos Forman, Stanley Kubrick, PT Anderson, ZZ Top, Big Bang Theory, Wakefield, La Colline à des yeux, marquant une génération cruellement coulée « telle quelle » dans l’ambre numérique et ne se résignant pas à s’y adapter – ou dissoudre.
On laissera donc ce buisson vivre à côté de nous en y pensant souvent mais sans plus vraiment s’y référer, comme à un vieil ami considéré comme acquis et par-là même perdu de vue.
« … au fur et à mesure que l’abandon approche, la matière qui résiste encore, de plus en plus rare et précieuse, est à son tour arrachée, fracassée, écorchée, mise en pièces, et les débris sont eux aussi morcelés et s’abîment en une trace plus insignifiante que la plus infime scorie, et puis, lorsqu’il ne semble plus rien rester, on perçoit encore, incompréhensiblement, une poussière d’amour – les destructeurs, qui furent amants, la contemplent sans savoir qu’en faire. Je me dis parfois qu’être ensemble n’est après tout qu’une très lente et infinie manière de se quitter. »
Peut-être regretterons-nous d’avoir passé trop de temps dans ce voyage vain, mais le pardon prend le dessus : il a étanché la curiosité que nous sommes beaucoup à partager pour tous ces lieux improbables, déshérités, abandonnés et que seule l’humiliation d’une nuit « insolite » sur Airbnb semblait mettre à notre portée. Il nous rappelle aussi les motivations profondes – les seules ? – régissant la grande mise en branle vers le rien, comme le firent en leur temps les jeunes littéraires qui se faisaient marin : l’amour et la littérature. Autrement dit, les deux seules bonnes raisons d’en finir.
Giorgio Vasta (textes), Ramak Fazel (photographies noir et blanc in texte et couleurs en fin de volume), Absolutely Nothing, Histoires et disparitions dans les déserts américains [2013, Italie], traduit de l’italien par Louise Boudonnat, Editions Verdier, 2023, 336 pages (acheté neuf).
Extraits :