« Le mot rarus chez Spinoza est un mot opposé à la saturation. Rara laetitia : éparses les joies. Sed omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt. Car tout ce qui est lumineux, tout ce qui est digne de lumière, est difficile autant qu’il est rare. »

 

Le 23 avril est une date, « l’unité minimale de l’Histoire. L’instant où le récit commence. » Cette donnée est par exemple l’anniversaire de Pascal Quignard, qui émiette dans Les Heures heureuses, douzième opus de l’inépuisable série du Dernier royaume, ce que les heures font aux jours, ce que les saisons font au Temps, et le Temps à l’Histoire, les mots aux histoires, l’anachronisme guerrier de qui écrit, de qui lit, qui se répond, se rate, se ruine en se citant, s’enrichit du dépôt d’un autre, par-delà un passé, au-devant d’un avenir que nulle aiguille ne montre.

« Le « sol-ennel » définit le jour qui est « seul » à l’intérieur de l’ « année ».
« Dans ce mot solus et annus se mêlent et se célèbrent », disait Terentius Varron. C’est l’invention de l’anniversaire. »

Alors joyeux anniversaire, à vous, Pascal, qui titriez non sans malice, dans un journal en 1979 : « J’espère être lu en 1640 ».

Ce dix-septième siècle de Solitaires précieux, d’érudits sans système, vous fait écrire par ailleurs : « Il n’y a pas loin d’une vie sécessive à une phrase abandonnée.
Telle est la première motivation fragmentaire. »

Ce sont ces fragments, ces traités, ces papiers jetés comme autant de Pensées ou maximes du haut de la falaise, que vous défendez si bien, qui rendent un peu plus libres, un peu plus heureux de vous lire, heures après heures.

« Il se trouve que tous les êtres qui sont parvenus à devenir un peu plus libres que d’autres sont hélas visités d’une étrange sensation de deuil. »

« Le deuil, c’est l’attente qui ne comprend plus bien ce qu’elle attend mais qui, de façon absolue, attend. »

Prenons vos mots sur La Rochefoucauld pour nous en convaincre : « Étrange « roche » au fond de son nom qui dépétrifie Méduse pétrifiante. La Roche Foucauld signifie la pierre qui surmonte le site. […] D’une langue somptueuse et oratoire, il fit une langue calcinée et ardente. Il transforma des formes alternées, onduleuses, augmentatives, cycliques, en fragments fulgurants et brusques. À la limite du silence incrédule ce sont des apories extraordinairement denses.  Ce sont moins des poésies que des propulsions mentales qui heurtent ceux qui les lisent. »

Dans ces groupements de fragments y a de la perte, chaque plomb n’est pas pour nous. (« Peut-on disperser des solitaires ? » demandez-vous encore à propos des Jansénistes chassés.) Dans votre nouvelle volée comme en toutes les précédentes, quelques-uns seulement se ficheront en nos chairs, ah oui, mais pour y demeurer, et nous cuire un peu plus des tunnels qu’ils ouvriront. La géologie n’a pas inventé la Terre, écrivais-je ce matin, après une nuit à vous lire, et pour vous paraphraser. Tout ce qui est humain ne vient qu’après coup : seul ce coup semble vous intéresser, et vous cherchez, cherchez partout. Vous n’avez jamais cessé de fouiller. De vos grands coffres libres et endeuillés de ce qu’ils ruinent en les trouvant, restent des miettes de mues qui donnent la trace de votre passage : déjà loin, dans un autre siècle, sur une autre côte, vous poursuivez.

Au coeur de ce nouveau refuge lettré comme vous seul savez en construire avec les plumes des autres mais sans jamais piller leurs couleurs, laissant les ramages comme intacts, vous déposez délicatement un hommage à votre amie Emmanuèle Bernheim, décédée en 2017, infatigable nageuse, écrivain qui ne parlait pas de ses livres, frondeuse qui ne parlait pas de ses frondes, battante qui ne parlait pas de ses combats sauf les plus noirs : votre amie « pierre d’obsidienne », qui ne vous a déposé que son mal-heur dans les mains, que vous avez recueilli avec le bon-heur de ces rares amis qui ne veulent rien changer des tumultes auxquels ils assistent. Vous étiez vous aussi un enfant exfiltré de sa propre famille maltraitante, anorexique et triste comme elle fut frappée par les siens : tous deux avez rendu les coups, en conservant en bouche, frugal mais « revenant », le goût de la mirabelle, cette merveille (mirabilia) qu’il fallait bien trouver partout. Votre goût pour les mots rencontre son goût pour la boxe et surtout la mer, où elle entrait pour un contact entier :

« Toute forme personnelle du corps est attaquée ; toute la chair de celle qui pénètre dans le volume gigantesque de l’eau est là, présente intensément, précisée par le froid, fouillée par la mer, touchée au fond de sa vie. »

Emmanuèle plongeait partout où elle le pouvait, et vous la regardiez faire sans l’imiter, vous l’admiriez sans la convoiter. Entre Spinoza, Ferenczi, Jacques Esprit ou la Comtesse de Sablé, vous avez lové un deuil émerveillé, la joie acide d’une rage qui se sait confirmée. Vous avez tissé les mots parfaits d’un ami à une autre, par-delà les douleurs et les années.

Quel dédale de tenter de vous suivre. Quel triomphe d’y renoncer et d’être souvent plantée là. J’y pousse mes propres fragments ombragés, comme une plante compagne abonde au pied des grands fruitiers. Que se partagent toujours ces merveilles. Qu’entre les ruines de les citer renaissent toujours les folles herbes de ceux qui n’ont pas renoncé.

Joyeux anniversaire encore, Pascal, que vous fêterez, je vous le souhaite, en 1640.

 

Pascal Quignard, Les Heures heureuses, Albin Michel, 2023, 230 pages. Acheté neuf en librairie.

Pour poursuivre la route ensemble...
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