« Car la pensée du Mal pose par principe problème à tout penseur. Peut-être est-ce même, à la limite, une pensée sans penseur, parce qu’elle implique étrangement une violence mentale insensée – effractante, disons traumatique, terme savant que j’emploie non pour faire le psychologue, mais pour rendre justice à l’expérience de ceux qui l’ont approchée, et qui se sont senti défaillir à son contact [1].
Or, plus la fin sera certaine, donc proche, plus la dernière jouissance qui nous restera sera la jouissance du Mal. Au lieu d’assister passivement, génération après génération, à la disparition de tout ce qui était bon, et qui faisait jusqu’ici sens, et puis sans doute à la disparition non seulement des générations elles-mêmes, mais des derniers individus qui les composent, je fais l’hypothèse que, parmi les derniers hommes, certains transformeront ce sinistre déclin en une ivresse extatique de destruction.
Qui les en empêchera ? Et surtout, au nom de quoi les empêcher de transfigurer en un Mal éclatant ce qui n’était de toute manière que tristement voué à empirer? Plus proche sera donc la fin, et plus passionnément l’humanité trouvera les sources d’excitation nécessaires à vivre dans des actions excessives, atroces, démentes. »
[1] Parmi les traces de cette défaillance, il y en a une peu relevée. C’est la bêtise. Avoir approché pour de bon la pensée du Mal, l’intention d’un insensé qui a fait tout voler en éclat, rend beaucoup de gens idiots, surtout les plus brillants esprits, qu’on voit radoter avec de pauvres mots privatifs (in-humain, a-moral, etc.) inaptes à cerner leur objet. Cette bêtise n’était pourtant pas là en puissance dans la tête des gens, c’est plutôt un ravage que cause l’objet-Mal dans la pensée. Il est juste, toutefois, que cette remarque sur le risque de la bêtise s’applique aussi à son auteur.
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« À rebours de toute culpabilisation anxieuse la vertu principale en quoi consisterait la mise en œuvre effective du Bien à venir paraît ne pouvoir consister qu’en une seule et unique chose: devenir inintimidable face au Mal qui vient.
Ne pas s’angoisser ne suffit pas. Je dirais même que la vertu par excellence consistera au contraire à écouter la peur, à pleinement mesurer l’ampleur des processus qui la justifient, toujours en se référant au principe dynamique de l’accélération du Mal dans les temps de la fin, puis à refuser activement que la peur nous transforme en moteurs, c’est-à-dire en victimes criminelles, de cette même dynamique.
Car la peur, chez les faibles, fait agir en hâte, tandis qu’elle pousse les forts à jouer avec un coup d’avance, l’un et l’autre mouvements se complétant pour le pire. Anticipant sur la suite, je fais tout de suite remarquer qu’être inintimidable est surtout une vertu au sens d’une force de caractère, d’une expression vitale, pas au sens d’une qualité morale ordonnée à un idéal (comme se montrer charitable ou sincère). En particulier, il y a de bonnes chances que les derniers hommes, assoiffés de mal, se présentent eux aussi comme inintimidables, ne serait-ce que parce qu’ils auront l’air très intimidants. C’est pour cette raison qu’il faudra se montrer inintimidables face à eux.
Mais c’est aussi pourquoi il est tout à fait possible, et il est même très vraisemblable, que les hommes vertueux des temps de la fin emploient, contre les malfaisants, les mêmes armes qu’eux.
En général, ne pas être intimidable rime peu avec la douceur et la bonté. Le Bien à venir aura donc des crocs et des griffes. »
Extrait du Mal qui vient, de Pierre-Henri Castel, Editions Le Cerf, 2018, 128 pages.