Chronique Erreur 404 publiée le 26 novembre 2017 sur Profession-Spectacle
Lundi
Lors d’un rendez-vous professionnel, alors que je m’inquiétais de connaître le ou la responsable d’une communication sans goût ni saveur, j’entendis mon interlocuteur répondre sur un ton miséricordieux : « C’est une personne très au fait, mais sans colonne vertébrale ». Ayant très récemment mis un terme à de fréquentes lombalgies qui se chargeaient d’éteindre systématiquement toutes les lumières que je cherchais à accrocher sur mon grand sapin triste, cette métaphore me frappa pour sa justesse définitive. On peut vivre sans colonne, et même tarder à mourir malgré l’avachissement des organes vitaux qui fusionnent en grand tas, mais on ne peut pas exister très longtemps aux yeux des seuls qui comptent : les exécutants refusant de saluer les artisans de la tendance, qui s’évertuent à accomplir la mission qui les obsède en ayant moins foi en leurs propres systèmes qu’en la vertu de rechercher le savoir.
Il me parvient ce jour, me remémorant cet échange, un message d’une netteté de nuit d’hiver : quelle honte plus cuisante pourrait m’être infligée que celle d’entendre pareille sentence à mon propos, de la part d’une personne que j’admire ? Je me tâte pour m’en assurer : ma colonne est-elle toujours là, elle que j’ai endormie par des subterfuges maléfiques pour louvoyer plus facilement dans les discours artificiels de ceux qui nous farcissent de sollicitations ? Ceux qui comptent la voient-ils toujours ?
Mardi
Nerveuse et ruminant ces histoires de colonnes, j’entre dans ma bibliothèque. Comme toujours lors d’une crise d’impatience spirituelle se manifestant par la formation d’orages de dégoûts et de compassions apparemment sans objet manifeste, je m’empare à l’instinct d’un essai, pensant me changer les idées. Je n’admets pas l’expérience, il le faudrait : jamais il ne m’a été possible de changer d’idées, du moins de celles dont j’ai pu observer les preuves irréfutables depuis des millénaires qu’elles nous parviennent. Ce ne fut pas faute d’avoir essayé, et partant, d’avoir fragilisé sans cesse cette colonne qui ne demandait qu’à se former, et se tenir. Mais alors, pourquoi toujours chercher à les changer ?
Léon Chestov me donna la clé dans un court texte explosif, La création ex-nihilo, d’abord publié dans L’Homme pris au piège mais que je trouvais pour ma part accompagnant la réédition récente de nouvelles de Tchekhov. J’entrai.
Je cherche à changer d’idées chaque fois que je me sens coupable de n’avoir aucun respect pour les finalités sacrées que notre temps placarde en ultime argument. C’est vrai qu’il est mal perçu d’être juge et parfois rage, de trier, et alors que tous nous l’intiment, de refuser de se modifier en profondeur pour être quelqu’un de bien, celle dont on admire la propension à penser propre, qu’on fréquente, qu’on embauche, qu’on épouse le plus possible. Toute personne normalement constituée recherche à gommer ces sinistres imperfections, dans l’idée de pouvoir ramasser le plus possible de gratifications – et sur ce point, les entrepreneurs du web social, dans leur pari et leur triomphe, ne s’y sont pas trompés.
Résolue à tous les crimes contre la raison, non pour dénicher la vérité, puisqu’elle s’éprouve et se reconnaît assez bien, mais pour pouvoir vivre en cette vérité, je me suis trouvée tout de même, à mon grand étonnement, fréquentée, embauchée, et épousée – certes, plus par les mêmes, et avec moins de gratifications. Qu’importe, c’était donc possible.
Mercredi
Il n’est plus question de toute façon de savoir si j’ai raison. J’ai moins mal au dos, ce qu’il me faut pour vivre, de plus belles personnes m’accompagnent et je lis des choses époustouflantes.
Par exemple Chestov, qui dans son essai reconnaît à Tchekhov le talent sublime de décliner, non sans une élégance folle, les appels à rentrer dans le rang admis des résolutions lumineuses, afin d’écrire sans discontinuer de très belles choses inadmissibles car sans issue. Avouons que c’est rafraîchissant.
Jeudi
« Chaque artiste a son problème défini à résoudre, sa tâche essentielle, à laquelle il consacre toutes ses forces. La « tendance » est ridicule lorsqu’elle prétend remplacer le talent, et masquer l’impuissance, lorsqu’elle est puisée telle quelle dans le stock des idées à la mode. « Je défends les idéals ; on doit donc m’admirer et me soutenir… » On entend constamment de semblables déclarations en littérature, et les fameuses discussions au sujet de la liberté de l’art ne tiennent qu’au double sens du terme « tendance », employé par les adversaires. Les uns s’obstinaient à croire qu’une tendance noble et élevée était capable de sauver l’écrivain de l’oubli, tandis que les autres craignaient que la tendance ne les asservît à des buts étrangers à leur art. Toute cette agitation était parfaitement vaine : jamais encore les idées toutes faites n’ont donné le talent aux médiocres, et, d’autre part, tout écrivain original se pose toujours, envers et contre tous, son propre but*.»
Vendredi
« Il n’en voulait pas, de cette originalité, il faisait tous ses efforts pour être comme tout le monde ; mais on n’échappe point à son destin. Combien de gens, combien d’écrivains surtout s’efforcent de ne pas ressembler aux autres et ne parviennent cependant pas à éviter la banalité, tandis que Tchekhov, lui, est devenu original contre son gré. Il est évident qu’il ne suffit pas pour être original d’être prêt à prononcer envers et contre tous des jugements nouveaux ; les pensées les plus neuves, les plus audacieuses peuvent se trouver et se trouvent en effet, souvent plates et ennuyeuses : pour devenir original il faut non pas inventer une pensée quelconque, mais accomplir une œuvre pénible, douloureuse. Et comme les hommes fuient la peine et la souffrance, tout ce qui est vraiment nouveau naît d’ordinaire en nous contre notre propre volonté*. »
* Léon Chestov, La création ex-nihilo, traduit par Boris de Schoelzer.