Entretien mené pour la Librairie Une Page à Écrire (Janville, 28) en juillet 2020, précédemment publié sur son site internet accompagné d’une riche bibliographie sélectionnée par Kévin Boucaud-Victoire.

Kévin Boucaud-Victoire, 31 ans, est journaliste et auteur de trois essais. Après plusieurs années de militantisme (LCR, Parti Communiste…) et des études en économie à la Sorbonne, il tourne le dos au combat politique ou associatif pour se dévouer au combat culturel, et enrichir le débat social et intellectuel actuel avec la mise en avant d’ouvrages et de penseurs libres et critiques, tant à droite qu’à gauche.
Après avoir fondé un webzine musical, Sound Cultur’ALL (2012), il rejoint le site « anarchiste conservateur » RageMag. Ce passionné de rap et de sport a ensuite co-fondé Le Comptoir, revue et site d’analyses sociales et littéraires, puis a collaboré au Média avant de rejoindre le magazine Marianne dont il est rédacteur en chef de la rubrique « Débats et Idées » depuis 2019.

Critique d’une gauche à laquelle il n’a pas tourné le dos, mais qu’il estime dévoyée depuis plusieurs décennies, il signe en 2017 son premier essai, La Guerre des gauches, aux éditions du Cerf. Viendra Orwell, Écrivain des gens ordinaires, publié en 2018 aux éditions de l’Escargot dans la récente collection Vraiment Alternatifs (dont nous avions déjà beaucoup apprécié le Charles Péguy, par Matthieu Giroux).
Ce précieux petit livre synthétique nous convie dans l’univers de l’écrivain britannique que Jean-Claude Michéa qualifiait, par boutade, d’ « anarchiste conservateur ». C’est d’ailleurs à la lecture de cet autre penseur inclassable, Michéa, que Kévin Boucaud-Victoire eut son plus grand choc intellectuel.
En 2019 paraît son troisième essai, Mystère Michéa, portrait d’un anarchiste conservateur, qui donne lui-aussi de nombreux indices pour se lancer sur la piste « orwellienne » : des thèses séduisant de nombreux électrons libres du paysage intellectuel français. La question de la décence, mais aussi de la défense du travailleur précaire, le souverainisme économique et un retour aux pratiques personnelles locales et sobres, la méfiance envers l’idolâtrie du progrès et de l’innovation y sont ainsi déployées à grand renfort de citations multiples et d’une vaste bibliographie en notes. Bien au-delà de son seul sujet, cet essai présente en outre un passionnant panorama des luttes intestines de la gauche depuis plusieurs décennies.
Inspiré par la lecture de Simone Weil, Friedrich Nietzsche, Pier Paolo Pasolini, Philippe Muray ou encore Cornelius Castoriadis, de Frédéric Lordon ou de la revue La Décroissance, Kévin Boucaud-Victoire transmets patiemment sa quête de textes consistants et salvateurs au service d’une meilleure compréhension des défis multiples auxquels fait face le peuple français, plus que ses élites. C’est donc avec beaucoup de fierté et d’intérêt que nous l’accueillons pour cet entretien ponctué d’une riche bibliographie. Nous le remercions encore vivement pour l’intérêt et le temps consacrés à notre librairie.
À noter qu’il signe un dossier Orwell dans Marianne, numéro du 10 au 17 juillet 2020.

 

Paméla Ramos – Pourquoi Orwell, le sujet de votre deuxième essai, reste aujourd’hui encore la figure intellectuelle et littéraire de référence dès qu’on aborde les questions de la liberté du citoyen, ou de la précarité des travailleurs ? Existe-t-il à vos yeux des contresens ou des omissions malheureuses lorsqu’on l’utilise sans l’avoir bien lu ?

Kévin Boucaud-Victoire – Orwell fait partie de ces gens – avec Guy Debord, Christopher Lasch ou Jacques Ellul – qui ont si bien analysé leur époque et les dynamiques en cours qu’ils restent pertinents des années (soixante-dix ans pour Orwell !) après leur mort. Je doute que beaucoup d’intellectuels contemporains pourront en dire autant.

Je ne sais pas si c’est La référence, avec un ‘L’ majuscule, mais il en fait partie. Orwell a perçu les menaces que font planer sur la liberté – qui commence avec les libertés de penser, d’expression et de dire la vérité – les États, mais aussi les nouvelles technologies. Il a aussi compris comment ces dernières nous enfermaient dans un monde artificiel et nous faisaient perdre notre humanité. Ainsi, il écrit en 1936, que « la finalité ultime du progrès mécanique est […] d’aboutir à un monde entièrement automatisé – c’est-à-dire, peut-être, un monde peuplé d’automates » et « de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. » Nous y sommes ! Enfin, Orwell a été très sensible à la condition des exploités, dont il a partagé en partie la vie. Son ami d’enfance Cyril Connolly écrit d’ailleurs à ce propos « Orwell était un animal politique. Il ramenait tout à la politique […]. Il ne pouvait pas se moucher sans moraliser sur les conditions de travail dans l’industrie des mouchoirs. » L’écrivain a à la fois perçu leur douleur et leur aliénation, mais il a aussi eu conscience de la raison de tout cela : la société capitaliste.

Ce qui est malheureux, c’est qu’Orwell reste cantonné au simple antitotalitaire ou à l’anticommuniste de service. C’est passer sous silence la majorité de son œuvre. En 1946, quatre ans avant sa mort, il affirme : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936 a été écrit, directement ou indirectement, et jusque dans la moindre ligne, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique. »

P.R – Nous avons parfois le sentiment confus, lorsqu’on écoute ou lit les médias traditionnels de référence, d’une crispation systématique autour de sujets que vous nommez « sociétaux » plutôt que strictement « sociaux », conduisant à un emballement parfois outrancier, compte-tenu des réelles retombées de ces problématiques sur la vie quotidienne de la majorité des Français. Pouvez-vous nous rappeler rapidement la différence de taille entre le sociétal et le social, qui apparaît centrale dans Mystère Michéa : est-ce en partie dû à l’explosion de l’économie numérique de l’attention, tel qu’il est exposé notamment dans La Civilisation du poisson rouge, de Bruno Patino, modèle désormais complémentaire s’il n’est prioritaire, de toute l’information ?

Kévin Boucaud-Victoire – Pour faire simple, je dirais que « social » renvoie à ce qui touche à l’organisation de la société et à ses institutions. « Sociétal » désigne les mœurs de la société. Prenons des exemples : réduire le chômage est une question sociale, puisque pour le faire, il faut toucher à l’organisation de la société. Abolir la peine de mort est sociétal, car il s’agit de mœurs, donc de ce qui se fait (mores en latin désigne « ce qui se fait habituellement »).

Les questions sociétales ont émergé dans les années 1960 et culminent en Mai 68. Elles accompagnent la « moyennisation » de la société. La croissance et la société de consommation génèrent des classes moyennes, selon le sociologue marxiste Michel Clouscard, il s’agit des « catégories sociales qui subissent à la fois la confiscation de la plus-value en tant que producteurs et l’injonction de consommation en tant que consommateurs. » Quoiqu’exploitées, elles vivent à ce moment relativement bien, mais sont dans une société étouffante en terme de mœurs. Voilà comment elles vont se saisir du sociétal – même si les préoccupations sociales étaient bien présentes chez une bonne partie des étudiants soixante-huitards.

Mais ce n’est qu’à partir des années 1980 que le sociétal domine. À ce moment, nous sommes en plein tournant « néolibéral » initié par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. En 1983, Mitterrand abandonne son programme réformiste pour entamer le « tournant de la rigueur ». La gauche de gouvernement se rallie peu à peu au néolibéralisme et à la mondialisation. Les sujets de société vont masquer un consensus sur le plus important. Dans les années 1980 l’antiracisme joue à fond ce rôle. L’émergence du Front national dans le paysage politique est alors une divine surprise, puisqu’il incarne l’ennemi absolu sur ce sujet.

Dernière chose : il est bien plus simple d’agir sur les mœurs de la société que sur son organisation. La focalisation sur des sujets sociétaux permet de passer pour révolutionnaire à moindre frais, puisqu’ils sont largement solubles dans le capitalisme. C’est autant vrai à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite !

Il faut néanmoins faire attention : cela ne signifie pas qu’il faille négliger les questions sociétales ! Combattre le racisme, le sexisme ou l’homophobie reste important. Jean-Claude Michéa, dans son livre Notre ennemi, le capital, explique justement à ce sujet : « Le problème, explique le philosophe, n’est donc pas tant de rejeter a priori toutes les revendications qui émanent des “minorités” – quelles qu’elles soient – au prétexte de leur caractère supposé “secondaire” (comme si le fait même de prendre en charge ces revendications impliquaient par là même l’oubli de la « contradiction principale »). Il est bien plutôt d’apprendre à discerner – dans l’agencement juridique concret sous lequel chaque nouvelle réforme “sociétale” – est à présent imposée au peuple – les multiples points d’entrée de l’idéologie dominante donc le mécanisme qui produira inexorablement, dans les faits, à renforcer encore un peu plus l’invasion de nos vies quotidiennes par la logique marchande. »

P.R – Vous êtes l’un des rares journalistes de questions de société à assumer un retour aux ouvrages classiques, ou de référence, dont il convient de cartographier les idées maîtresses avant de se livrer à de frénétiques injonctions de changement de société… Ces injonctions, si elles ne possèdent pas cette colonne vertébrale solide, sont en effet souvent de belles utopies directement récupérées par le système marchand, comme le démontre avec brio Révolte consommée [Voir notre avis sur cet ouvrage], récemment réédité. Comment se défend cette ligne que beaucoup pourraient hâtivement juger de « conservatrice » ?

Kévin Boucaud-Victoire – Nous ne sommes que « des nains sur des épaules de géants ». J’aime aller au fond des choses, trouver l’origine des idées que je défends ou trouve intéressantes et reconnaître une dette intellectuelle. Si j’en suis arrivé là, c’est avant tout parce que j’ai beaucoup lu – je n’ai rien créé. J’aime reconnaître mes dettes intellectuelles. Enfin, je me considère comme un passeur : je veux faire découvrir des idées et aider à leur compréhension.

Je dois néanmoins admettre que notre époque est médiocre dans tous les domaines. Elle fabrique des gens brillants, mais pas de génies. C’est en partie dû à la complexification de notre société et l’hyperspécialisation du savoir. L’émergence d’un Castoriadis, à la fois historien, psychanalyste, philosophe et économiste est aujourd’hui impossible. Pire : un économiste sera souvent spécialisé dans un domaine (droit du travail, inégalités, chômage, etc.), mais n’aura souvent pas de vision globale des choses. Pareil pour des historiens hyperspécialisés dans un domaine, etc. Je pense aussi que le désenchantement radical, ainsi que le relativisme (l’idée que tout se vaut) de notre époque ne sont pas propices à la création (notamment artistique, mais pas que). Il y a quand même beaucoup d’intellectuels intéressants à suivre aujourd’hui : Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon, Serge Latouche, Dany-Robert Dufour, Renaud Garcia, Emmanuel Todd, Marcel Gauchet, Olivier Rey, etc. Mais ils ne sont ni Marx, ni Aristote, ni Debord, ni Castoriadis.

J’ai conscience de ne pas encore avoir répondu à la question. Je ne parlerais pas de ligne « conservatrice », même si cette ligne n’est ni progressiste, ni « postmoderne ». Ce que j’essaie de faire, c’est de faire un pas de côté par rapport au bruit médiatique. Prendre du recul permet souvent d’éclairer les problèmes contemporains.

P.R – Vous ouvrez vos pages, dans Marianne, à des penseurs de tous horizons. Vous dressez ainsi patiemment une bibliothèque idéale des idées libres, liées par la recherche de la « décence ordinaire ». Si tous semblent affranchis, eux-mêmes, de certaines étiquettes (de Michel Onfray dont la trajectoire intellectuelle est pour le moins mouvante, à Pierre-André Taguieff, souvent réduit au « réactionnaire de droite », de Dany-Robert Dufour, l’un des grands philosophes de la question capitaliste, à Thomas Porcher, l’ « économiste atterré »)… ces francs-tireurs semblent toutefois avoir en commun une certaine notion de « populisme éclairé » : est-ce un fondamental encore tabou dans certaines pensées de gauche comme de droite, à votre avis, et dont la clé ouvrirait la porte de grandes résolutions sociales ? Pouvez-vous nous résumer, d’ailleurs, cette notion de « décence ordinaire », également structurelle dans vos essais ?

Kévin Boucaud-Victoire – La notion de « populisme », que je défends par ailleurs – c’est le thème du numéro 2 de la Revue du Comptoir que j’ai dirigé, « Populisme ou barbarie » –, donne aujourd’hui lieu à des interprétations très différentes. Cela explique que tous ne souhaitent pas l’assumer – ce sujet pourrait donner lieu à un entretien à part entière.

Sinon, je donne la parole à des gens dont j’estime les analyses intéressantes et éclairantes. Ils n’ont parfois aucun rapport entre eux, pire parfois je ne suis moi-même d’accord sur rien avec eux. Maintenant, c’est vrai qu’aujourd’hui, le clivage gauche/droite n’a plus grand intérêt – en a-t-il déjà eu un ? Certains auteurs d’horizons différents se rejoignent sur certains constats, comme l’échec du néolibéralisme, de la mondialisation ou de la religion du progrès, qui nous ont donné la crise climatique que nous percevons, entre autres. Il reste des différences d’ordre culturelles, sociétales et parfois psychologiques – je dirais qu’il y a une psychologie de l’homme de droite et une psychologie de l’homme de gauche.

Pour ce qui est de la « décence ordinaire » (ou la « common decency »), il s’agit d’une expression de George Orwell. Pourtant, s’il l’utilise fréquemment dans ses écrits, il ne l’a pas définie. Ce sont principalement Bruce Bégout et Jean-Claude Michéa qui l’ont théorisé, à partir des propos d’Orwell. Pour le premier, la décence ordinaire n’est pas une capacité naturelle à faire le bien ou une morale innée, mais elle correspond à  « un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l’injuste et une inclination naturelle à faire le bien. » L’essayiste rapproche le terme « de ce que les philosophes anglais et écossais de la première partie du XVIIIe (…) nomment le “sens moral”, à savoir un sentiment de vertu (et non le résultat d’un raisonnement), qui est naturel et commun à tous les hommes. » Il précise  néanmoins que « la décence ordinaire est politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au profit d’un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l’injuste. » Une sorte de « banalité du bien » qui ferait écho à la « banalité du mal » d’Hannah Arendt. De son côté, Michéa souligne que pour Orwell, il s’agit d’un « sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas. » Il la rattache aux travaux de Marcel Mauss et de ses successeurs de la Revue du Mauss sur le « don » et le « contre don ». Ce principe repose sur l’« idée matricielle selon laquelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la “trame ultime du lien social” » de toute société. Pour le philosophe, la common decency, qui doit également beaucoup aux cultures populaires, correspond à la « réappropriation moderne de l’esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la “conscience morale” individuelle ».

P.R – Depuis les Gilets jaunes en passant par la question de la gestion et du traitement de nos fonctionnaires, des « invisibles » réhabilités pendant la crise du coronavirus aux milliardaires qui pallient les déficiences de leurs gouvernements respectifs (conquête spatiale, course à la vaccination…), du racisme au féminisme, de la consommation locale en circuits courts à la défense de nos modèles agricoles… quels sont les défis de société qui vous intéressent le plus pour les mois qui arrivent, comme journaliste et essayiste ?

Kévin Boucaud-Victoire – La défense du monde agricole me semble essentielle, à laquelle il faut évidemment joindre la défense de la consommation locale en circuits courts. La question de l’identité et du racisme me semble également brûlante.

P.R – Voyez-vous une petite liste de lectures salvatrices, récentes ou non mais toujours de grande pertinence, écrites en France ou sur la France, qui nous permettraient de reprendre la souveraineté de nos esprits concernant les questions cruciales actuelles, sans importer systématiquement notre pensée des pays anglo-saxons ?

Kévin Boucaud-Victoire – Je peux en effet recommander une petite liste de livres sortis durant les dix dernières années :
>> Voir la bibliographie, en fin d’article dans la publication d’origine.

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