À propos de Faux Départ, de Marion Messina.

« Elle était dépourvue de désirs ; à l’orée de ses dix-neuf ans, elle s’était résolue à ne vivre que pour résoudre les petits problèmes du quotidien. Sa génération n’avait aucune guerre à laquelle s’opposer, aucune réelle difficulté, absolument aucune perspective. Il s’agissait d’un degré zéro de la souffrance, une face B de l’existence. »*

Ils ont 19 ans, peut-être 23, nulle différence. Alejandro, d’une famille moyenne colombienne pour qui la France est encore un pays de prestige intellectuel, est arrivé à Grenoble après quelques cafouillages avec son dossier universitaire, pour étudier en vue de devenir écrivain. Il y rencontre Aurélie, d’une famille prolétaire, ayant réussi le concours de Science-Po mais ne pouvant s’y rendre, sa famille n’ayant pas les moyens de supporter les frais périphériques de sa scolarité. Tous deux sont des étudiants par défaut, dans une université qu’ils n’ont pas choisie, rapidement conscients de l’inutilité prodigieuse de leur « départ dans la vie ». Ils s’aiment puis se quittent, assez banalement, pour se retrouver quelques mois plus tard sur Paris, où ils ont chacun perdu bon nombre d’illusions et sont partis grossir les rangs des jeunes travailleurs précaires peinant pour joindre les deux bouts, dans une société absurde aux valeurs décalées à jamais de leurs réalités quotidiennes.

« Après deux heures de ce premier cours « magistral », Aurélie s’était sentie comme une vierge récemment déflorée, incapable de réaliser qu’une chose longtemps fantasmée puisse être aussi insipide, inutile et interminable. La douleur de la frustration gagnait son bas-ventre et elle rejoignit le coin des machines à café, comme la moitié de sa promotion. »*

Sobre, digne et cru, le style de Marion Messina, qui suit son héroïne simple et franche, ne cède jamais ni au sarcasme ni au pathos. Résolue à se battre, résignée à simplement survivre, Aurélie donne une voix à la jeunesse provinciale motivée mais perdante d’avance. La prodige Marion Messina (trentenaire et mère de deux enfants auxquels elle est fière de se dévouer sans s’en plaindre, et qui écrit depuis pour le magazine Marianne, ou encore Le Comptoir) égratigne avec brio mais sans désespoir complaisant la fameuse égalité des chances, et règle quelques comptes avec son époque, non sans élégance ni fermeté.

« Citoyen du monde, c’était le caprice ultime du peuple repu qui se déplace sans risquer sa vie. »*

Bien qu’ayant dix ans de plus qu’elle – et je le dis en me mettant en position d’obligée, pas de surplomb, me trouvant des modèles de tous les âges, je le précise pour délimiter un vaste champ générationnel possible, je reconnais dans ce premier roman dévoré en une nuit de tempête la quasi totalité de mes premiers rapports au monde universitaire, au sexe, au couple, aux petits boulots, et surtout, à la fameuse précarité à laquelle on doit faire semblant de ne pas appartenir, quand on arrive sur Paris, de Province, d’une famille moyenne. En fait, je n’ai pour ce roman que de la reconnaissance. Et d’abord, pour le croquis de cet apprentissage de la pauvreté dans des auberges de jeunesse ou des appartements partagés, truffés d’asticots et de moisissure mais « si bien situés » à trente minutes de l’unique endroit où vous devez bien veiller à vous rendre vite, et sans jamais d’encombre, vous considérant l’élue si vous parveniez à quitter le pavillon de banlieue de votre tante, depuis lequel vous preniez parfois jusqu’à 2h30 pour parvenir à votre ultime but, votre Graal, votre insigne position sociale, semi-esclavage béat : votre travail. Une précarité plutôt nouvelle, comparée à celle d’une famille nombreuse débrouillarde et solidaire, qui ne nous donnait jamais cette sensation de décalage définitif avec les indices de réussite catastrophiques que constituent la mode, le physique parfait, la décontraction feinte et le souhait secret de se tuer plutôt que de perdre sa place dans la queue. Lorsqu’on la rencontre, cette précarité nouvelle, concurrente jusqu’à la possession démoniaque, contagieuse mais confinée dans le déni, avec honte et sans formation, on se hâte de la masquer comme d’une odeur de pourri qui ne nous quitte pas malgré les onguents : viennent rapidement les frictions résignées avec le sexe fort, l’alcoolisme banal, les bouquins du management décomplexé qui vous encouragent contre votre instinct, les copains extrémistes qui vous soulagent en claquant vos récents bubons entre leurs dents résignées à la saleté de l’âme et la survie pour soi-seul, les hideux habits H&M qui sentent le plastique frais et la misère sociale qui permet leur fabrication et leur diffusion, les seuls qu’on pense accessibles et invisibles, dont on garde l’étiquette pour les ramener le lendemain même de la soirée où l’on ne sera de toute façon pas bien fagotée, jamais assez bien maquillée ni parfaitement à l’aise…

On pourra aussi reconnaître les rapports de consommation hystérique de l’autre, la volonté de détachement et de désengagement de toute dignité interpersonnelle, l’incapacité génétique à accepter toute responsabilité individuelle dans le mal fait aux autres, ou celui qu’on aura consenti à nous laisser faire, vantées comme les premiers mérites de l’aspirant à la sexualité de masse. Les pressions infinies qu’exerçaient sur nous des partenaires à peine plus heureux de le faire que nous, non plus pour obtenir un rapport sexuel quelconque de sa cible, mais en obtenir un spectaculaire, partagé, contre son orientation profonde – combien de fois par exemple m’entendis-je prétendre qu’il était de mon devoir de coucher avec une fille, quand bien même je n’aimais pas cela, et pour avoir été bien obligée de le tenter, puisque tant que je n’avais pas essayé, je ne pouvais prétendument par le savoir… On a bien tort aujourd’hui de feindre de croire que ces pressions ne sont que masculines, elles ont infecté toutes les couches de la société, tous les âges, et toutes les conditions, de même qu’il fallait connaître la partouze, la sodomie, les accessoires grotesques, le frisson des lieux publics, l’adultère : la dépravation comme amusement de foire, qu’on avait tort de juger, qu’on était fasciste de conspuer. Le couple, et la jalousie, étaient pourtant toujours prétextes aux plus violents mélodrames, ce qui ne cessait de m’étonner, venant de celles et ceux qui travaillaient la sape, quotidiennement, pour le faire tomber. Les enfants étaient des accidents, ou des moyens de pression, on s’efforçait d’en minimiser l’existence lorsqu’on en avait eu avant trente ans, on s’empressait de rire sur leur inutilité, leur gène, et de compter avec impatience les jours où notre « névrosé » d’ex en prendrait enfin la garde. Tout était miné, sali, moqué par avance alors même qu’en dehors de quelques rares cas s’imaginant toujours prioritaires, toute jeune personne conservait, envers et contre tout, l’absolu besoin de grandeur, de beauté, d’exclusivité et de réconfort affectif, d’autant plus quand elle avait déjà souffert de l’indifférence d’adultes intégralement occupés à jouir et à refuser de vieillir sagement, et dont la religion orthodoxe consistait déjà à sortir de la norme, sauf à l’heure du déjeuner et des soldes. La gangrène émotionnelle n’avait plus de limite et il me prenait souvent des vertiges anticipés de fin du monde, imaginant des êtres nus et hurlants, courant dans la rue en riant hystériquement. Je commençai alors à lire et à écrire de façon beaucoup plus régulière et inspirée afin de protéger au mieux mon espace mental. Mais ceci devint une autre histoire…

Comment ne pas reconnaître non plus les minables rapports de force entre ces femmes à peine hissées au niveau supérieur de commandement, fut-ce le commandement d’une équipe de nettoyeurs des sanitaires ou d’hôtesses d’accueil épuisables à merci, et ceux de bons antiracistes estudiantins premiers à réduire leurs amis étrangers aux caractéristiques folkloriques de leur pays d’origine, les empêchant de devenir autre chose que le Colombien de service, et surtout pas, finalement, un égal compétiteur pour des places illusoires, alors que le cannabis et la mauvaise bière s’invitent dans tous les ébats… Bref, on n’en finit pas de revivre dans ces pages troublantes l’effroi de ces jeunes années de bascule dont on s’estime simplement heureux de s’être tiré à bout de bras, et non sans prostitutions diverses et variées. Nous finissons toujours par vieillir, et cela devient un espoir, un horizon inestimable, une sortie de l’enfer que de voir au bout du long tunnel de fange la douce lumière des valeurs refuge, celles qu’on nous commande justement de détester : la famille et l’amour inconditionnel de son conjoint et de ses enfants, quelles que soient les nouvelles difficultés, qui paraissent désormais bien douces, de l’ennui, de la fatigue et de l’habitude, le travail maîtrisé, non pour une cause ou une vocation, mais répondant à nos exactes capacités mentales et physiques, des rêves sainement cadrés par les contraintes réalistes d’un monde qui ne change pas, des loisirs sobres et la méfiance des groupes. Et l’on sourit d’avoir failli passer à côté de la solution, tant elle était réprouvée par la pression des néo-cools, enfants perdus complaisants et finalement peu impressionnants.

Marion Messina, sans jamais céder aux sirènes de l’autobiographie, diagnostique parfaitement cette boule au ventre quotidienne, cet affreux sentiment de trahison et de défaite, qui ne nous abandonnera que lorsqu’on se sera enfin décidé à prendre acte de l’impossible intégration. Et qu’on repliera nos gaules, pour s’installer chez un homme qu’on n’aime sans doute pas, mais avec qui on pourra au moins partager le loyer, voire se faire loger, ou retourner chez ses parents attendre le prochain train, le prochain départ… et combien en faut-il, pour se retrouver un beau matin hébété, à peine assuré d’avoir choisi quoi que ce soit, dans une existence qui nous fait l’effet d’un pull trop grand, qui pique un peu, mais qu’on se rassure d’avoir déjà contre le froid !

Mais il ne faudrait pas croire trop rapidement qu’elle se contente d’une déploration froide et d’une dépression sans remède. Relire la dédicace de la page de garde donne toute la direction, en train de s’écrire à chaque instant : ser terco. Insistir.

Combien faut-il de foi personnelle, d’incendie général, pour se débattre dans les sables mous et tièdes de la médiocrité générale ? On sent bien qu’elle n’en a pas terminé, ni son personnage, à la fin de ce qui sonne pour les découragés d’avance comme le glas de toute tentative ultérieure. Elle sait pourtant qu’il y a toujours un espace flou, des plus inconnus, après toute décision un peu cinématographique, que la fin du film n’existe pas chez nous, qu’il faut parfois reprendre ce qui semblait réglé, répéter des boucles folles, revenir en arrière. « Avancer » n’existe pas, et il faut un talent supplémentaire pour cartographier mentalement un parcours qui ne soit pas la fausse ligne qui pétrifie tous les tortueux. Insistir. C’est le mot-clé. Finalement le seul qui relie ceux qui, aujourd’hui, peuvent se retourner sans gémir sur leurs premiers pas. Ils ne leur font plus honte. Ils ont tenu.

C’est à faire semblant de se demander pourquoi au juste ce n’est pas elle qui rafle les prix littéraires en série, parce qu’on imagine évidemment une partie de la réponse. Sans doute parce qu’elle n’a pas eu le bon goût, comme Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018, de décrire une France périphérique passée et suffisamment folklorique pour donner le frisson prolo à celui dont ce serait la plus réelle terreur de vivre en centre-ville moyenne, et à laquelle on a le chic de ne plus appartenir depuis longtemps, mais bien de donner une voix claire et simple à une jeune France qu’on devine, dans le sillage de son instinct, massive. Une voix qui ne soit pas le mime de la bafouille des cités, dont les actuels étudiants en création littéraire (sic) ou les rebelles se grattant les bourses Largadère se prennent à rêver le vrai goût de sang sans jamais parvenir à le reproduire, faisant à peine illusion pour les lecteurs des Inrocks. Elle donne une voix claire et simple à une jeune France actuelle, accablée d’injonctions paradoxales, épuisée et incapable de se défendre contre la frénésie et le nouveau cool, avec une rage intacte au ventre, parée d’une immense dignité. Sans doute également parce qu’elle ne balance personne, ne fait aucun mal, ne cherche aucune sororité parmi les bourgeoises en mal de nouvelle cause qui vendrait bien, ni aucun faux ami parmi les victimes professionnels, demandant inlassablement réparation à un ennemi invisible et mouvant. Elle n’épouse aucune meute, se garde de s’exprimer quotidiennement sur les réseaux sociaux, n’est pas amoureuse de son image. Mais sans doute son plus grand crime contre la popularité de la révolte consommée réside-t-il dans son sérieux qui n’est jamais publiquement rage. Elle se tient. On imagine comme cela doit la consumer. Son absolu premier degré a de quoi décourager les plus maudits des Houellebecquiens, sa résolution à affronter l’humiliation possible de se tromper, non sans avoir au préalable tout donné à sa conviction, de quoi froisser les plus décontractés des sociologues assermentés Canal+.

Marion Messina, tout en épinglant soigneusement les tics de langage creux qui jalonnent nos absences criantes de réflexions critiques et politiques – du moins dans sa génération et la mienne – ne cède en effet jamais au sarcasme, à l’insulte ou au désespoir. Elle n’en est que plus implacable. Sa malédiction, c’est précisément sa nuance, et sa compétence sans esbroufe.

« Le système scolaire puis universitaire encourageait l’ascension des éléments moyennement compétents au détriment des ultracompétents ou des parfaits incapables. Ces derniers parce qu’ils ne pouvaient pas faire l’affaire, les premiers parce qu’ils risquaient de remettre en cause le système et ses conventions. Le médiocre devait disposer d’une connaissance utile et pratique, qui ne permet pas d’analyser ses fondements idéologiques. Il devenait un technicien d’administration ou d’entreprise après des études supérieures allant du BTS au master. Il maniait l’art du PowerPoint et le jargon du management, s’appuyait beaucoup sur les échelons inférieurs de la hiérarchie pour assurer les aspects concrets du travail auxquels il n’avait pas été formé. Le sujet de l’inutilité de l’enseignement dispensé à l’université était un tabou. On ne courait que très peu le risque d’être lynché, toujours celui d’être incompris. »*

*Marion Messina, Faux Départ, Le Dilettante, 2017 [J’ai Lu, 2018]

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