Tu sais, donc.
Tu as traversé, toi aussi. Les galets dans le dos, et le froid, il ne te faut pas bien longtemps pour les prendre pour toi. Echoué et sans secours, tu es déjà mort dans l’indifférence générale. Et puisque tu as eu cette chance infinie de rester un peu encore parmi nous, tout a pris une saveur supérieure, un contour poudré. C’est dérisoire, mais d’être encore ici, c’était finalement tout ce qui t’importait, et si on n’explique pas bien le sourire qui persiste au milieu des râleurs, si personne n’a l’air de prendre conscience de l’amour que tu leur portes, malgré eux, contre toute logique, toi, on ne peut plus rien contre toi.
*
Tu sais, donc,
Que certains n’ont pas traversé.
Qu’ils aient péri, ou qu’ils ne soient pas partis, par ailleurs, c’est la même tragédie.
*
Ce sera le centre de ta réalité, dorénavant. Tout ce que tu pourras faire ou défaire te ramènera ici. Et quand tu ne reviendras pas de ton propre gré, nous nous chargerons de te rappeler à tes devoirs.
Ernesto Sabato, L’Ange des ténèbres
*
À propos de La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, d’Alain Giorgetti, éditions Alma, 2020.
*
Si l’on prête suffisamment attention, on entend à des centaines de kilomètres le pouvoir fou des mots qui gronde contre les côtes. Le craquement abyssal des flots a ceci de profondément terrifiant qu’il semble contenir toutes les voix du monde en même temps, mêlées au dernier souffle des dinosaures et au son que feraient des créatures impossibles si elles devaient remonter pour nous délivrer leur mystère. Il n’y a rien de serein en mer, et son étreinte depuis la plage, alors qu’on imagine la dominer, en être à l’abri, est à l’origine des plus belles descriptions de la mélancolie. Il est très difficile au lucide, à l’être conscient et présent, de déclarer sans ridicule qu’il aime la mer. Ce serait une bravade, comme lancer qu’on aime la mort, la peur. Il peut la respecter, sentir qu’il n’aura jamais assez d’une vie pour en sonder l’attraction terrible qu’elle exerce sur lui, il peut imaginer qu’aucune existence privée de son contact régulier ne vaut la peine d’être vécue, qu’il ne peut s’en passer pour ourler plus significativement ses contours. Mais l’aimer ? Nous le demande-t-elle seulement ? La mer a-t-elle besoin de notre assentiment ?
Le roman tout entier d’Alain Giorgetti est trempé de mer, de son fracas, de son éternel roulement, de son implacable puissance, de son érosion inéluctable si l’on y trempe trop longtemps. Il aspire, conduit, brasse et tue à petit feu, lentement. Il brûle la peau, les poumons, les yeux, glace et condamne, et surtout, il bruit de tous les morts du monde, à en devenir assourdissant. Bien souvent, en haute lecture, ballotté dans les paragraphes serrés, nous avons perdu de vue le rivage rassurant du chapitre depuis longtemps, nous n’avons aucune bouée de blanc, le moindre retour chariot pour nous accrocher et souffler, il faut partir avec, retenir son souffle et endurer. Le roman tout entier d’Alain Giorgetti est une marée qui avance.
Son personnage central, le jeune Adèm, est échoué sur le rivage, de nuit. La traversée qu’il a entamée avec sa petite sœur semble s’être mal terminée, mais nous n’en savons pas grand-chose, lorsque le récit commence. Il a froid, du mal à bouger, essaye de ne pas s’endormir et de rassembler ses forces pour se redresser, en attendant les secours. Par une naturelle et diabolique présence d’évocation, poétique, mais surtout narrative, l’écrivain n’a pas besoin de beaucoup de lignes pour nous transporter en l’instant dans ce corps immobile, épuisé et meurtri, en lutte contre la nuit qui va bien finir par se lézarder d’espoir et apporter un matin neuf, vibrant. Comme Adèm, nous ne savons pas où nous sommes, mais le danger guette et pour tenir, avant de savoir qui de la nuit ou du jour va triompher, il va falloir se rappeler d’où nous venons.
Adèm déroule alors le fil de sa courte existence, espérant que sa mémoire imprimera son histoire dans le vent, et que portée par l’invisible bienfaisance du recommencement, elle sera déposée sur le bureau du Strasbourgeois Giorgetti, dont la tâche immense sera de la recomposer au vol, alors qu’il attend lui aussi, minute par minute, que quelqu’un trouve Adèm et lui porte secours. Appelé au milieu de la nuit, Alain Giorgetti, qui prend suffisamment au sérieux les mythes et les signes pour s’en faire le prodigieux interprète, transcrit et reconstitue le destin d’une famille à travers le souvenir qu’en conserve religieusement ce fils doré, dont le cœur et les respirations ont su émouvoir le vent. Si c’est bien tout ce que peut la littérature, elle est néanmoins la seule à le pouvoir : la porosité d’une âme à une autre, doublée de la capacité de lui rendre justice, le tout nimbé d’un amour fou qu’il est impossible de contrefaire crève un passage dans les veines du lecteur, éclate cet autre, fictif, dans nos pupilles, contre notre poitrine pour qu’il s’y déploie et nous colonise, que jamais plus on ne puisse le désapprendre, l’oublier.
Le roman tout entier d’Alain Giorgetti confine à la voyance. Le contact s’établit, et nous marchons Adèm, nous pleurons, mangeons Adèm, nous le redressons, lui qui n’y arrive plus et enfin, nous comprenons tout. Ce que nous faisons là, qu’on nous a vite sommé d’oublier, ce qu’il est nécessaire que nous persistions à écouter, à apprendre. A quelle espèce péniblement complexe nous sommes à jamais liés, ce que le vice, érigeant la base-même de notre globalité, nous a pris, qu’il ne nous rendra jamais, qu’il faudra retourner arracher. Enfin, nous comprenons tout. Tout ce à quoi nous avons été contraints de renoncer, à quoi il convenait de s’habituer, devant quoi nous n’avions plus que nos pauvres cabanes personnelles, fragiles et malmenées par les sarcasmes d’un gouffre entier, dévorant tout sur son passage, promettant de nous faire basculer comme les autres. Cette pauvre cabane comme résistance à la nuit, dans laquelle nous tenions comme il était encore possible de la tenir, au sec, la flamme de la bougie, au cas où quelqu’un viendrait, et en aurait besoin.
Ce que peut la littérature d’Alain Giorgetti, qui, et c’est à n’en pas croire ses yeux, n’avait pas publié de roman avant celui-ci, mais des textes courts, en ligne, comme le sonar persistant d’un sous-marin inconnu qui tarde à apparaître, ce que peut la littérature de Giorgetti, le journalisme militant a échoué à le produire, et c’est fort heureux, car le journalisme est un métier, et que les plus grandes questions de l’existence ne doivent pas être remises fébrilement entre les mains uniques, autoritaires, de professionnels de la pensée faisant carrière, et le militant – surtout du dimanche, envahit de ses algues naturelles mais toxiques en si grand nombre toutes les plages mentales depuis qu’Internet lui a permis de proliférer, qu’il a fini par tout étouffer et contraindre, violenter les appétits de nuances, de trajectoires mouvantes, de paradoxes aussi splendides qu’au temps des Stoïciens. Tous motivés qu’ils seront à accomplir leur tâche, ils ne peuvent pas s’extraire du tableau, ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on leur demande, ils ne peuvent décanter, démontrer au-delà de stériles effets de chiffres ou d’amoncellements de larmes et de chiffons délavés, de clichés muets d’horreur stupéfaite, ne dépassant jamais sa propre sidération pour immédiatement enchaîner avec la sidération suivante, et la répétition sans âme des faits absurdes et manipulés ne laisse le lecteur qu’ à la bêtise éventrée, le cœur en lambeaux et le cerveau essoré, la réaction prompte pour masquer le vide absolu, l’inconséquence de soi lorsqu’on n’a plus une minute pour se construire, écroulé sous les injonctions à absorber le venin de ces informations contre lesquelles, pour lesquelles, avec lesquelles, hors desquelles, à côté desquelles nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, nous ne pensons rien. Et fort heureusement encore, la littérature n’est pas un métier pour Alain Giorgetti : il a de bien meilleures raisons de déchaîner le rouleau inexorable du destin d’Adèm, de sa famille, de ce que l’on devient. La grâce qu’il touche, il ne lui aura pas fallu moins de cinq ans (et ceci, sans compter la rumination précédant la rédaction, qui ne peut être convenablement datée) pour l’apprivoiser et la coucher, aidé par des lecteurs de l’ombre – il y en a toujours – et une équipe d’édition qui ne s’y sera pas trompée : ce qui va réussir, enfin, ici, collectivement ou en solitaire, ne sera ni plus ni moins qu’une démonstration supplémentaire de la supériorité de la littérature en toutes choses, même les plus risquées, même les plus prétendument actuelles, et surtout, même celles dont on n’imagine plus – à tort – qu’elles puissent échapper au joug infernal de l’immédiate frénésie informationnelle.
Car enfin, il faudra bien se décider à contrecœur à écrire les termes, ce n’est pas un roman sur les migrants. Pour l’accueil des migrants. Contre le fascisme et la dictature. Pour l’humanité. Que ceux qui s’enduisent encore de ces huiles bronzantes pour la bonne conscience remontent leur string. Ils n’intéressent plus personne depuis longtemps. La récupération sera trop tentante, surtout pour celles et ceux qui n’ont pas le temps d’en penser, profondément, quoi que ce soit. Les émotifs en série, jamais prêts à amorcer le moindre changement littéral de vie, pourront le brandir en soirées, et briller à peu de frais d’une belle et saine humanité sans conteste. Qu’importe, l’écrivain le sait. Ces idiots utiles, dans leurs gesticulations désincarnées, charrient les graines qu’ils plantent à leur insu, l’écosystème en a besoin. Sans qu’ils ne s’en sachent jamais les artisans, la sincérité et la vérité jaillissent dans leurs pas, derrière eux, cueillies et honorées par de plus étranges, qui ne portent pas d’étiquettes, ne suivent aucun programme, mais savent reconnaître ce qu’il faut garder précieusement, que les ignorants gaspillent.
Non, le premier roman d’Alain Giorgetti n’est pas un manifeste, un tract ou une tribune. La nuit nous serons semblables à nous-mêmes est un roman de mer, de voyance et de consolation, d’amour, de défi et de mémoire. Un chant déjà sacré qui répond au-dessus des hommes d’aujourd’hui à ceux d’il y a mille ans, un voyage en littérature auprès de la puissance des mots, du respect de nos morts et de la prescience de tous ceux à venir, accueillis ou non. De ces livres qui isolent un peu mieux la cabane, et rétablissent l’édifice personnel, sans cesse à surveiller.
Ce qui signe d’entrée de jeu le sérieux de l’affaire, à qui nous allons avoir affaire, c’est la pureté du style. On aura du mal à reconnaître une langue classique, elle semble traduite d’une langue ancienne, la langue des oiseaux, comme le disait Virginia Woolf du grec ancien. Il est réconfortant, profondément gratifiant de plonger dans une prose sans aucun relâchement, contenue comme un sanglot qui ne servirait plus à rien, dernière dignité bouleversante de celui qui se peigne bien le jour où il va être exécuté. La rage a déposé au fond du flacon, elle constitue la forte saveur du breuvage mais sait tenir sa place, le lyrisme d’un cœur éperdument brisé affleure, il s’invite avec pudeur pour éclairer les tableaux successifs qui reviennent en mémoire au narrateur, mais il n’engorge rien, il repart aussitôt identifié. Le paisible déroulement des faits, non linéaires, prend racine dans une délicatesse moins tourmentée par la fatalité que décidée à lui désobéir, sourire en coin et secrets dans la poche. La morbidité, le voyeurisme, le misérabilisme n’ont aucune place, malgré les disparitions violentes et les épreuves successives qui frappent les protagonistes de cette Nuit. Il semble qu’ils n’aient pas même effleuré l’esprit d’Alain Giorgetti. Il raconte des vies qui n’avaient pas prévu de s’échouer, ni prévu de se raconter, qui n’avaient en aucun cas de fonction punitive ou culpabilisatrice. Des vies qui ont tenu exactement le chemin de leur courage et de leurs valeurs, inconscientes d’avoir à se positionner par rapport aux nôtres, à ce qu’il faudrait que des inconnus, plus loin, en pensent. Des fragments ne s’imaginant pas autres, morceaux de la grande partition qui décrit la musique finale, qui, paraît-il, nous est jouée lorsqu’on peut enfin en juger, une minute avant notre propre mort.
C’est bien toute la beauté du geste littéraire, lorsqu’il paraît impensé et jailli de l’inspiration première. Le dérisoire de donner vie à un Adèm, à sa sœur, ses parents, ses amis, au moment où tout semble sur le point de la reprendre. Epictète disait à ses disciples « ton enfant est mort ? Ne dis pas que tu l’as perdu, dis que tu l’as rendu. » Rendre à la grande narration mondiale ses enfants, ses innocents, ses martyrs, c’est peu de choses. Cette coquille, toute petite coquille qu’on colle à notre oreille nous révèle pourtant ce que nous ne devons jamais oublier, aussi tentant que cela puisse paraître. C’est une consigne venue des dieux anciens.
Et les grands lecteurs du monde savent très bien ce qu’il en coûte d’enfreindre une règle sacrée. Cela a donné la technique, avec Prométhée, la prolifération des machines, dans le chaos de la concurrence mondiale. Depuis, nous ne devons plus vivre mais survivre, en nous méfiant des enfants des autres. Et nous ne pleurons plus cet état depuis longtemps, il est entériné. Il a triomphé. Il est bien tard, dans cette grande histoire.
Mais le roman de Giorgetti est un coquillage, seul dans le sable sale, qui luit. Dans une boucle impossible des temps immémoriaux, un enfant ignorant le trouvera et le portera à l’oreille. Il est possible qu’alors, cet être s’en trouve changé. Quel autre pari peut faire celui qui prend la plume ?
*
Crédits image à la une : Night Beach, Andrea Edwards, détail.
Intermède musical