Quand les choses vraiment importantes paraissent arides et ennuyeuses, quelque chose d’amusant, d’une drôlerie souvent irrésistible, est en train de se passer peut-être à peine sous la surface. Je fais de mon mieux pour y emmener mes lecteurs.
« L’intérêt contemporain pour les normes et les indicateurs, lié à ce qu’on appelle souvent la « gouvernance néolibérale », a aussi encouragé un souci des chiffres. Certains de ces chiffres standard ont été sévèrement critiqués ces dernières années, telle la fameuse mesure, depuis longtemps obsolète, de la production économique nationale, le PiB (produit intérieur brut), fort peu soucieuse de travaux domestiques, de durabilité environnementale et de bien public. Simultanément, le big data a eu une croissance fulgurante et les algorithmes sont devenus des objets de vénération. L’algorithme est un substitut de la compréhension, une base pour prendre des décisions sans avoir besoin de réelles connaissances. J’observe ces changements d’un œil évidemment sceptique. Je ne pense pas, toutefois, que nous devrions nous tirer d’affaire sans mesures ni algorithmes, mais seulement que nous devrions les regarder comme complémentaires – et dépendants – du jugement humain, plutôt que comme des solutions pour le remplacer.
Quoi qu’il en soit, ceux qui font la critique du « meilleur des mondes » des chiffres, et même certains de ses promoteurs, s’intéressent à présent à ses triomphes et ses imperfections, son arrière-plan et ses perspectives, et jusqu’à ses ironies. Mon livre poursuit ainsi sa carrière et semble attirer un public de plus en plus nombreux. Mon lecteur idéal, même s’il s’irrite parfois, rira souvent. Quand les choses vraiment importantes paraissent arides et ennuyeuses, quelque chose d’amusant, d’une drôlerie souvent irrésistible, est en train de se passer peut-être à peine sous la surface. Je fais de mon mieux pour y emmener mes lecteurs. » Extrait de la préface pour la traduction française, 2017.
La France statistique
« Quelques décennies plus tard, Balzac estimait que la France avait été reconstruite selon les exigences des statisticiens. « [La société] a tout isolé pour mieux dominer, elle a tout partagé pour affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffres agglomérés comme des grains de blé dans un tas. » Cette évolution vers l’individualisme n’étant pas seulement le résultat de la « société » mais aussi de la puissance administrative croissante de l’État, l’entreprise statistique était, dans une certaine mesure, autojustificative. En effet, le concept de société lui-même était en partie une construction statistique. Les régularités du crime et du suicide mises en évidence par les premières enquêtes de « statistiques morales » ne pouvaient évidemment pas être attribuées à l’individu. De sorte qu’elles sont devenues des propriétés de la « société » et, de 1830 jusqu’à la fin du siècle, elles ont été communément considérées comme la meilleure preuve de son existence réelle. » Extrait du chapitre Comment sont validés les chiffres sociaux.
L’information
« Cette activité créatrice de choses conditionne une grande partie de ce que nous connaissons sous le nom d’« information ». Bien sûr, pratiquement toutes les activités humaines supposent une certaine forme de savoir, et aucune société ne saurait fonctionner sans partager cette connaissance. En ce sens, le terme moderne de « société de l’information » est tout à fait inutile, car un village de paysans ne pourrait pas plus se passer d’information que le siège social d’une grande entreprise commerciale. Mais il suffit de prêter un peu attention aux nuances pour voir que beaucoup de choses ont changé. L’une d’elles, que les gourous de l’information n’ont pas manqué de souligner, est que les tableaux de recensement révèlent une forte augmentation du nombre et de la variété des personnes qui vivent principalement de l’accumulation et de l’échange des connaissances et dont les mains restent blanches et douces. Une autre est l’explosion du matériel factuel imprimé, de sorte que la maîtrise de l’écriture et du calcul (littérisme et numérisme) sont devenus indispensables dans le monde industriel (ou postindustriel).
Cette explosion des connaissances est beaucoup moins impressionnante que nous ne sommes souvent incités à le croire. Le savoir ne dépend pas en général de l’imprimé, et si les premiers agriculteurs, charpentiers, bouchers et forgerons modernes s’étaient donné autant de peine pour décrire leur travail que pour le faire, ils auraient pu remplir des volumes, tout comme nos chercheurs le font aujourd’hui. Mais leur ordre était fondé sur des façons plus personnelles de partager les compétences et d’échanger les biens. Les enfants des paysans recevaient de leurs parents les connaissances subtiles de la vie agricole. Les commerçants apprenaient leur métier au cours d’un long apprentissage qui combinait enseignement technique et moral. Les personnes extérieures n’avaient pas besoin de savoir tout cela, et, en effet, partager les compétences avec tous sans distinction aurait tendu à affaiblir l’exigence de qualité et d’autorégulation sur laquelle était réglée la vie des corporations.
Les affaires publiques sont aussi restées en grande partie privées au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il n’y avait nul besoin de mécanisme élaboré pour préserver le secret, même si les institutions, tant publiques que privées, avaient souvent de bonnes raisons de garder leurs secrets. Cela reflétait plutôt la faiblesse des institutions de promotion des connaissances publiques. L’information politique comme celle des affaires était diffusée principalement par des réseaux de relations personnelles. En effet, les relations politiques et commerciales étaient souvent indissociables et ni les unes ni les autres ne pouvaient se distinguer aisément de l’amitié. Les américains du XVIIIe siècle traitaient les lettres privées comme une affaire publique, et une lettre pouvait être ouverte et lue plusieurs fois, entre personnes de connaissance, de l’expéditeur au destinataire. La famille était au centre de beaucoup d’échanges d’informations, et les lettres au sein des familles de l’élite mêlaient souvent les nouvelles familiales et publiques. Ceux qui n’avaient pas de relations susceptibles de les renseigner sur les affaires politiques de manière informelle étaient supposés ne pas avoir vraiment besoin de les connaître. Les élites consultaient les journaux locaux comme une extension de leur savoir personnel. Seuls les journaux étrangers étaient considérés comme de l’information pure. Même les imprimés avaient souvent un caractère personnel, et on s’attendait à ce que quelqu’un arrivant de loin avec un journal ou une proclamation interprète et explique son contenu.
Comment pouvait-il en être autrement ? Il n’y avait pas de raison de se fier à un document anonyme. Les informations impersonnelles étaient très difficiles à trouver. Comme le montre l’étude de Bourguet, même la bureaucratie française en 1800 ne pouvait pas en produire beaucoup. Les rapports scientifiques dépendaient pour leur crédibilité du statut social de l’auteur et de témoins, dont le nom et la fonction étaient souvent indiqués. Le manque de confiance était aggravé par des problèmes de comparabilité, qui résultaient de la diversité des institutions et de l’absence de normalisation des produits de base et des mesures. Dans la société de l’information, l’information consiste avant tout à communiquer avec des gens qui ne se connaissent pas entre eux, et qui ne peuvent donc pas fonder une compréhension commune sur une base personnelle. Cette information était encore peu importante au XVIIIe siècle. Comme la plupart des nouvelles circulaient dans la sphère privée, de bonnes sources d’information étaient synonymes de pouvoir. Cela reste vrai, en un sens, mais une grande partie de ce qui devait être appris en privé il y a deux siècles a depuis été remplacé par des connaissances formalisées et imprimées. Cela a été favorisé par l’énorme développement de l’édition de journaux à partir de la fin du XVIIIe siècle, associé à ce que R.R. Palmer a appelé l’« âge de la révolution démocratique » et à l’« espace public » de Jürgen Habermas. Mais le fait d’avoir recours habituellement à des informations factuelles publiées supposait une discipline commune spécifiant la manière dont elles devaient être produites et interprétées. Dans la plupart des cas, cela nécessitait aussi la création administrative de nouvelles choses. » Extrait du chapitre Comment sont validés les chiffres sociaux.
Theodore M. Porter, La confiance dans les chiffres. La recherche de l’objectivité dans la science et dans la vie publique (1995), traduit de l’anglais par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 2017.