Par « chorus mysticus » nous entendons – outre l’hommage fait à Goethe – l’imbrication et l’harmonie de toutes choses, de l’univers à l’esprit humain, qui assure qu’elles ne se délitent pas et que l’ordre, et non le chaos, soit le principe qui régit le monde.
C’est une sorte de théodicée, si l’on veut, quoique la raison demeure de savoir si Dieu se trouve à son fondement. Ce n’est donc pas une justification, mais une possibilité, une idée de Dieu, à travers la réalité évidente de l’ordre, malgré le mal du monde.
« Chorus mysticus » signifie donc le Tout, car celui-ci n’est pas chaos, mais justement chœur. Mais puisque son principe nous demeure impénétrable, c’est un mystère.
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Depuis toujours, l’idée directrice de la Bodmeriana est le pentagone Homère – la Bible – Dante – Shakespeare – Goethe. C’est à partir de ce point médian de la littérature mondiale que s’est développée l’idée de saisir l’avoir-lieu spirituel de l’humanité à travers ses textes les plus importants. (…)
La tentative de rassembler des documents de ce patrimoine écrit mondial excède le cadre habituel d’une bibliothèque. Nous sommes conscients du caractère aventureux d’une telle entreprise. (…)
D’autres noms eussent pu être choisis – mais difficilement de mieux appropriés. Ils sont pour ainsi dire la réponse à la question de Zarathoustra : la terre a-t-elle un sens ? Oui ! Il réside dans ces figures historiques. Pas dans la surhumanité, mais dans ces esprits puissants, dont l’héritage nous nourrit, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non. Il réside dans les forces psychiques, claires et sombres, qui se complètent et souvent se contredisent, et qui renferment tant la réalité que le secret de l’histoire, et que, pour cette raison, nous appelons le « Chorus mysticus ». Là est l’origine de la destinée humaine, là, le mystère de l’existence trouve une réponse temporaire. Sans ce cortège d’esprits, nous serions encore dans les cavernes, à fixer des yeux stupides et pensifs sur la création…
Aucune révolution, si radicale qu’elle puisse être, ne peut détruire la trace du génie que ce cortège a laissé derrière lui. Tout avenir vit de l’essence du passé. C’est là le sens du « Chorus mysticus ».
Martin Bodmer, De la littérature mondiale, anthologie éditée par Jérôme David et Cécile Neeser Hever. Traduction de l’allemand par Cécile Neeser Hever. Edition Ithaque, 2018, pages 194-196.
Fondateur de la Bibliotheca Bodmeriana, Martin Bodmer (Zurich, 1899 – Genève, 1971) était un grand bibliophile et collectionneur suisse. A l’origine du Prix Gottfried Keller, un prestigieux Prix littéraire, et de la revue Corona, membre fondateur de l’Association internationale des bibliophiles, il réunit au fil des décennies une des plus importantes collections privées de papyri, manuscrits, incunables et livres anciens au monde, aujourd’hui conservée et présentée au sein de la Fondation Martin Bodmer et de son musée. Trois semaines avant sa mort, il légua plus de 150 000 documents issus de près de 80 cultures différentes, reflétant trois mille ans de civilisation humaine sur Terre. Le mondialement célèbre bibliophile Hans Peter Kraus avait surnommé Martin Bodmer « le collectionneur par excellence » et « le roi des bibliophiles ».
Docteur honoris causa des universités de Francfort (1949), de Genève (1958) et de Berne (1967), il fut vice-président de la Croix-Rouge internationale de 1947 à 1964. Durant la Seconde Guerre mondiale, membre du Comité du CICR, il avait assumé la responsabilité du Secours Intellectuel, consistant à distribuer des livres aux prisonniers de guerre dans un but de soulagement moral et d’instruction. Pas moins d’un million et demi de livres avaient été envoyés aux prisonniers durant le conflit.
Source : http://fondationbodmer.ch/fondation/martin-bodmer/