Fracture
Pousser seul sur un tas d’ordures, tortures
Redouter d’être une imposture, froidure
Qui nous gerce le cœur
Et rouille les jointures
Oui, je les ressens

Oui, je les ressens, comme toi.

Étienne Daho, La peau dure

À propos du film documentaire La Peau dure, de Sylvain Desclous (2019)
Bande-annonce :

La route alternant nids de poule et enrobage frais au roulé soyeux, gloire du département qui choie ses tronçons au petit bonheur, nous dépose dans Châteaudun, une ville eurélienne à vingt minutes de notre village, froide et vide ce lundi soir. Au programme du petit cinéma de trois salles, Le Dunois, une séance unique de documentaire en présence du réalisateur rivalise avec la dernière comédie de Christian Clavier et une conférence sur Venise. La peau dure n’a pas sa grande affiche gondolée dans le coffrage lumineux donnant sur la rue, une petite impression A4 aux couleurs passées, illustrée du visage de Gérard accompagné de quelques explications lapidaires, scotchée sur la porte vitrée, signalise sobrement sa présence. Nous n’y sommes parvenus que sur la foi de ce visage buriné, et par la curiosité d’écouter un enfant du pays, quoi que pas du nôtre (l’Eure-et-Loir n’est pas l’Indre-et-Loire), expliquer son geste : filmer sur huit mois Gérard, poivrot discret, figure locale de Preuilly sur Claise, 1000 habitants, sa vie immobile et détachée de tout, le vrai dernier des solitaires, c’est-à-dire seul avec son meilleur ami Jacky, son vieux chien et son gros chat aux abonnés absents.

Comme le pressent le réalisateur qui a passé toutes les vacances de son enfance dans ce village et dont Gérard habite la maison des grands-parents, les spectateurs citadins attendent en grande majorité de rigoler, imaginant un nouveau sketch des Deschiens, ou de vibrer, bercés par la douce image désuète et chagrinée d’une campagne idéalisée où les bons bougres se sacrifient avec force et courage pour nourrir le beau monde. La campagne, si l’on en croit ses représentations multiples ces temps-ci, semble n’être peuplée que d’agriculteurs et de pauvres hères aux existences adipeuses et  préfabriquées. Les campagnards, eux, veulent voir du poivrot, confirmer leurs impressions, surtout, ils veulent se voir, comme on demande une photographie au tailleur lorsqu’on entre pour la première fois dans un costume de location.
C’est rare, et cela ne va pas durer, alors on se déplace. La salle des fêtes du village où fut tourné le film, lors de la première projection, rassembla d’ailleurs plus de 600 spectateurs, du jamais-vu.

Or, si la campagne fascine et attire, lorsqu’elle attire et fascine, c’est bien souvent pour l’aventure de découvrir des personnages au-delà de nos espérances, l’aventure de côtoyer ceux qui existent, non ceux qu’on choisit illusoirement : l’aventure de son voisin dont on essaye d’entrapercevoir la vie par les fissures de sa voiture rouillée, l’aventure de ses derniers commerçants qui ont choisi de rester envers et contre toute logique financière, celle de ses beaux-parents qui n’ont jamais quitté le chemin du labeur acharné en dépit de tout loisir, le tout non pas dans l’accablement prioritairement photogénique des suicidés et des arrêts longue maladie, mais dans une constance malicieuse et mutine inexplicable pour le commun des blasés, gâté et abîmé par un excès de choix : le plaisir d’une existence consentie, accueillie pour ce qu’elle est.

Toutes ces histoires inouïes, au quotidien, s’avèrent bien plus nourrissantes et jubilatoires que les potins pastels auxquels nous habituent les plus civilisés, qui du bout des lèvres, n’en voulant pas trop dire, sous-entendent une bile et un fiel qui n’existe pas chez ceux qui ont pour habitude d’exprimer régulièrement, et clairement, le regard rapide, mais peu définitif, qu’ils portent sur un instant qui va bouger dans une minute, qui châtient en apparence des individus dont ils n’imaginent pas une seconde changer un poil, et encore moins se passer. Les Gérard de nos coins, fragiles, sensibles, décarcassés, ces gardiens des campagnes molles, à peine belles, parfois même pas, s’organisent en opposant – c’est un point commun conscient ou non – une fin de non-recevoir à l’envahissement des fausses idoles, des imposteurs, des trous-du-cul, qui savent se compter tout seul. Ils pestent : injustes et mal embouchés, ils lâchent : l’alimentation, le ménage, ils endurent : l’alcool régulier, le chauffage qui fonctionne mal, les odeurs du chien qui sent, pour eux, comme sent un frère fidèle et résilient, le parfum du lien, du réel. Mais ils jugent peu, et se tiennent en petit nombre, toujours les mêmes. Binômes d’amitié « comme on en fait plus », couples incassables, cohabitation intergénérationnelle, entraide et petits larcins, Gérard et Jacky, uniques et flamboyants à l’apéro ou devant un match, anti-héros spectaculaires pour Sylvain Desclous qui les filme avec un appétit et un amour sans borne, se retrouvent dans chaque village de France : le marginal, l’extravagant, le fêtard aux frasques antédiluviennes qui tournent encore dans les souvenirs collectifs ressassés, l’anar moins poli, mais bon bosseur, respecté pour sa force physique et son entrain pour les basses besognes, le célibataire au cœur éternellement blessé, une fois et une seule, par une femme infidèle, un enfant lui ayant tourné le dos, un parent démissionnaire, voire deux.

Gérard, dans sa cuisine à l’installation électrique dangereuse et défaillante, à côté de Zorro, son chien, boit du rosé depuis qu’il a quatorze ans. Un kyste lui déforme la bouche, qu’il rechigne à faire soigner. Il a toujours fumé, et accepte mal les interdictions d’un hôpital dont les couloirs résonnent pour lui comme une punition.

Qui pourrait bien s’intéresser à lui ? Ce fut rarement le cas, et il en a pris son parti. Dès lors, depuis ce qui ressemble à des siècles, il n’en a plus rien à foutre. Il n’est pas vraiment là, et lorsqu’il y est, il profite. À 75 ans au moment du tournage, il n’attend rien depuis longtemps, il prend du temps pour tout, contemple. Impossible de savoir s’il s’est parfaitement éteint au reste du monde ou s’il médite. Lorsqu’il parle, on le comprend mal, mais on saisit l’essentiel : que sera sera. Jacky, 10 ans de moins, gigote et remplit l’espace. Il parle sans discontinuer, ponctuant de savoureuses formules un rituel rodé dont il semble jouir de la simplicité répétée. On sait qu’il a été exfiltré d’un autre village par la police, il y a quelques années, on ignore pourquoi. Il fait des séjours répétés en prison, liés à l’alcool, mais ici encore il faudra remplir les blancs sur la carte selon nos dispositions. Ces hommes ne trouvent pas beaucoup d’intérêt à s’expliquer. Le pieu est si profondément fiché dans leurs chairs, gravé de la fatalité qu’ils ne sont rien et pour personne, qu’une équipe de tournage peut bien débarquer et les suivre partout, quelques jours par mois, ils ne voient pas exactement en quoi cela les concerne. Le réalisateur est d’ici, il a montré patte blanche, pour le reste : qu’il s’amuse, qu’il profite. Si Gérard a décidé qu’aujourd’hui, on ne le filmerait pas, c’est ainsi. Il plantera l’équipe, sans arrière-pensée. Mais de son image, il ne se souciera pas, ne demandant jamais à vérifier, à demander des précisions sur le contenu ou la diffusion du film : il est un sujet sauvage, glissant, bien qu’essentiellement immobile. Le respect dont lui a fait preuve Sylvain Desclous, perceptible, irradie le montage final de finesse et de distance. Comprenant rapidement qu’il ne percerait pas le mystère du visage de cet homme, il l’a approché au plus près, détaillé scrupuleusement, comme on se rassure de trouver les traces du pinceau sur une œuvre d’art trop impressionnante, mais n’a pas risqué de le détruire en l’acculant à craquer sous une pression malfaisante. Prenant le parti d’un film sans voix-off, il nous a offert de rencontrer son Gérard, nous a invité à sa table, sans jamais déflorer ce qu’il pouvait déjà, lui, en apprendre. Il attend la rencontre après le film, pour nous donner quelques indices, glanés auprès des langues déliées, au village, après la projection. L’enfance, la jeunesse de Gérard chuchotent en coulisse d’une tragédie banale, celle des enfants rejetés, brutalisés, des cœurs purs mais indisciplinés, des âmes entières et peu politiques, sacrifiées au silence par une sensibilité accrue ; un dosage moins favorable.

Lorsque Gérard et son copain Jacky ont découvert le film, ils n’ont cessé de pleurer. Quelqu’un les a vus, et a compris. Un fils d’à côté, un petit con bien gentil qu’on croisait une fois l’an, un gamin de l’autre rue les a observés tout ce temps et surtout : il les a aimés. Par la grâce de son talent, il leur a rendu justice, ainsi qu’à leur lien profond. La seule mention de cette amitié extraordinaire en présence de l’un ou de l’autre les fait fondre en torrents. Ils ne trouvent pas les mots, mais ont imperceptiblement changé. Plus souriant, plus entouré par les gens du village qui ont découvert avec la même émotion stupéfaite un voisin qui faisait partie des meubles, Gérard est en pleine forme, des dires du réalisateur. Jacky, qui se dépêtre encore dans ses ennuis alcoolisés et judiciaires, n’est pas tiré d’affaire, mais mieux considéré, plus intégré.

Quant à nous, enchantés par une tranche de vie qui nous laisse sur notre faim (le film fait 58 minutes), nous quittons à regret ce garage défoncé où l’on a pris le même plaisir que Sylvain Desclous à regonfler les pneus de la mobylette de Gérard, à refaire le monde sans montre, on s’arrache des bords de la rivière, où le rosé chauffe sur le tabouret en formica à côté d’un corbeau mort, on laisse Jacky à ses marches interminables, dans son improbable short fitness des années 70, on caresse la joue de Gérard, qui va sortir son chien, chercher son chat, et démarrer sa mobylette pour rejoindre le bal des pompiers.

Le retour est plus éveillé que l’aller, dans la voiture. La route s’avale plus vite, au milieu des champs noirs. On jette un œil sur la vieille bagnole du voisin, garée. Il est là. La chaleur du foyer surprend, et le film rend son soleil au cœur d’une nuit où on ne dormira pas. On pensera à Roger, notre Gérard, qui respire à quelques bourgades de la nôtre, ce qu’il a enduré, de quoi il est fait, en quoi il est élémentaire et fondateur. Mais ce Roger, c’est une promesse, sera une autre histoire.

Illustration musicale :

Pour poursuivre la route ensemble...
Dantec et Attar, les oiseaux de guerre 1/2

« Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. » Albert Camus, Les Justes. « You might have succedeed in changing me. I might have been turned around. It’s easier to leave than to be left behind, leaving was never my proud. » REM, Leaving New York. « À > Lire plus

Balthazar dans mon ventre

C’est la force de son ombre qui soutient sa stature. Et le rictus balafre un visage fatigué. Je n’avais jamais vu la puissante majesté d’un vrai désespéré. Et pourtant elle s’incarne dans cette grâce dépitée, forcenée de se taire. On me dit, je l’entends, prose guerrière, culte du héros. Je > Lire plus

La France dépecée – Marion Messina, La peau sur la table

Marion Messina achève sa mission sans l'indélicatesse de nous condamner à nous positionner bassement. Elle expose, pour nous délivrer tous, ce qui dégrade, humilie et rejoint l’abject sans ciller.

Le centre de contrôle des données et la couleur d’origine | Carnets actifs

J'ai lu un livre, d’ailleurs, pas mauvais, pas abouti non plus, mais l'un de ceux qui ouvrent encore les vannes et tant pis pour ta gueule, sorte d'expédition punitive de son lectorat, ce qui, convenons-en, devient de plus en plus rare.

Buffet éthique à volonté : histoire d’un carnage mental

Les amateurs de Do It Yourself devraient commencer par écrire leurs propres textes.

Avec les anarchistes de l’âme – John Cowper, Theodor et Llewelyn Powys, Les Parias

Donnez-nous, ô dieux, pleine liberté de passer avec indifférence notre chemin. Donnez-nous même l’illumination d’une haine sans borne. Mais délivrez-nous – au moins – de l’hypocrisie d’une condamnation légale !

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.