Nous, en France, dans deux ans.
Ou peut-être déjà nous. Dans une France devenue inqualifiable.
Voici le tableau que Marion Messina, après son premier roman Faux départ dont j’ai dit ici tout le bien que je pensais et dans la même veine « roman social » dans lequel elle excelle, au lendemain des premières manifestations des Gilets Jaunes, s’est attelée à peindre avec minutie, éclaboussé de fragments de notre bestialité, de nos manquements, de notre bêtise commune et notre perdition individuelle – un flot sans haine, qui ne se laissera pas dévier de son lit, moins un souffle de rage divine qu’une saignée médicale qui tend à purger et peut-être guérir. Un flot que peut se permettre une intelligence humaine sans s’aider artificiellement, le flot de celle qui observe, consigne et met sur l’ardoise d’un siècle à qui elle demande des comptes tous les affronts, toutes les absurdités qu’elle peut avant que se referme sur tous un oubli confortable et une justification commode des pertes et fracas.

La peau sur la table, c’est ce que met Sabrina, la mère célibataire des quartiers irrémédiables, pour tenter de maintenir le contact avec sa fille, happée par la fascination d’un père égoïste et manipulateur, c’est ce que met aussi Paul en s’exilant en Ardèche pour se briser sur les rêves d’une vie rurale devenue tout aussi comptable et cruelle que les autres, c’est enfin celle que décide de brûler un étudiant rongé par une agression impunie et le chagrin de ne pouvoir même pas offrir une perruque à sa mère cancéreuse. Un pays qui se dépèce ne se termine pas bien.

Marion Messina n’y va pas par quatre chemins. Sa plume démonstrative ne nous fera aucune économie : nous allons lire et payer, en quelque sorte, pour tous. Gratter nos biais jusqu’au jus des furoncles pour changer bon nombre d’angles de vue. Les clichés ? Elle les renverse et nous les renvoie. Les tics journalistiques ? Elle s’en amuse comme une chatte d’une souris avant de les égorger. Son engagement politique ? Je vous mets au défi de le définir. C’est un peu plus grave que cela, ce qu’elle nous convie à considérer. On n’en est plus à venir s’afficher à des journées d’été en s’étripant pour une punchline cliquable. De même que nous sommes bien loin de la bluette urbaine qui idéalise un modèle soutenable loin de chez elle. L’heure n’est même plus de savoir ce qu’il sera correct ou non de dire et comment l’écrire. Le jour de dépassement des sempiternelles querelles intestines a déjà eu lieu.

Marion Messina achève sa mission sans l’indélicatesse de nous condamner à nous positionner bassement. Elle expose, pour nous délivrer tous, ce qui dégrade, humilie et rejoint l’abject sans ciller. Un abject qui se tapit surtout dans les détails, l’attitude et le rapport à l’autre. Si son roman n’est pas le chef d’œuvre d’une styliste envoûtée et consumée, il est le rapport crucial d’une comparse à son prochain pour lui assurer qu’elle voit ce qu’elle voit. Et que, fidèle aux préceptes littéraires de Charles Péguy, elle le dit. Qu’on s’en débrouille et forme une chaîne : le déni ne passera pas par nous. Sans cette chaîne, nous sommes déjà perdus.

Marion Messina, La peau sur la table, Fayard, 2023, 240 pages.

Livre reçu en service de presse, aimablement adressé par l’auteur.

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