« L’air et l’eau, la terre et le feu, les quatre Éléments de l’antique science, se sont partagé les continents. L’Afrique est vouée au feu, l’Asie et l’Europe à la terre, l’Océanie à l’eau, mais l’Amérique a son principe dans l’air, le grand air, un air jeune, franc, sans ombre ni ride, qu’excite l’électricité. Certes, l’éther des Andes n’est pas la brume gluante et épaisse de la côte Atlantique, mais cependant au-dessus de toute l’Amérique plane un air de famille, un air panaméricain

Mon médecin m’a pourtant prévenue : « N’utilisez jamais internet, cela va aggraver vos symptômes et vous incliner à vous sentir en pire état que vous ne l’êtes, venez directement me voir ». J’aurais sans doute dû m’en souvenir pour mes prescriptions littéraires et ne pas rechercher via mon navigateur, par acquit de conscience, les pistes biographiques de Paul Morand, après avoir terminé d’une traite le splendide et mutin Air indien déniché lors de mes recherches sur l’Argentine littéraire.  L’ayant toujours confondu avec Paul Bourget, autre ponte à plume de son temps, grigou de gloriole inconnu aujourd’hui, j’abordai vierge et confuse ce récit sans me douter un instant qu’il fut écrit par une telle raclure, pour m’en apercevoir ce jour dans un franc éclat de rire.

Décidément, les infréquentables sont toujours de la partie littéraire la plus fine, c’en deviendrait gênant si j’avais décidé de briguer un quelconque poste universitaire ou académique. Mais nous sommes saufs, je n’aspire à régner nulle part, surtout pas sur le prochain Printemps des poètes, je peux oser vous présenter ce livre sans risquer l’écrou.

Paul Morand, sans doute l’un des plus beau specimen d’antisémite qui soit, obsédé par l’argent, les honneurs, le confort et les femmes (quel original… cela ne viendrait à l’idée de personne), a donc commis des livres qui eurent le toupet d’être excellents. En tout cas, Air indien, indéniablement, l’est. Adulé dans les années 1920 (il fut par exemple préfacé par Marcel Proust) l’auteur, comme tous les écrivains, surtout adulés, ne m’intéresse pas, sauf pour ses récits de voyage, qui « commencent » avec Rien que la Terre, en 1926.

« De nos jours où les ouvriers travaillent, l’indifférence ou la haine au cœur, c’est dans l’aviation que s’est réfugié l’amour du métier. Les hommes-oiseaux se penchent sur leur moteur avec la même tendresse que les artisans de la Renaissance sur la ciselure d’un bronze. Je monte dans les airs pour oublier la vie, pour être seul au ciel, pour m’éloigner des hommes, et chaque fois l’avion me réconcilie avec eux…»

Air indien paraît en 1932, alors que Morand vient de livrer Chronique du XXe siècle, vaste panorama de vues embrassant quatre continents : ode à l’élément Air qui caractérise à ses yeux l’Amérique, et plus spécifiquement l’Amérique du Sud, son récit parcourt les étendues américaines arides et flamboyantes ceintes entre deux océans (au-dessus desquels il semble circonvoluer sans cesse) en suivant la colonne invisible des oiseaux, des plumes et des avions. Pour lui, l’Amérique, de l’Arctique à l’Antarctique est une, « créée le même jour » et sa découverte par les airs abolit toute frontière. Survolant des sites encore inviolés par le tourisme de masse, comme Cuzco ou le lac Titicaca, observant les gauchos soumettre un cheval sauvage ou l’hygiène absente des indiennes de Bolivie, imaginant la rencontre d’une fort jolie spectre ou de la Manon de l’Abbé Prévost (nous remonterons en effet avec lui jusqu’en Louisiane), il se fait courant d’air lui-même, jamais pesant, partageur, enchanteur : ces pays traversés avec lui nous deviennent irrévocablement familiers, et sensiblement inoubliables. S’y ajoute le charme désuet d’y voyager en bimoteur, chahuté par la houle.

Morand écrit vite, allègre, sautillant, précis (pressé ?). Il est traversé de formules parfaites, c’est l’homme du zeugma de feu qui pose sur toutes choses considérées une admiration fraîche qu’il élève immédiatement vers un surplomb assuré.

« Plus vieille que Lima, Arequipa poursuit la capitale d’une haine provinciale. Cité libertaire, centre de complots politiques et militaires, elle ne manque jamais l’occasion de se révolter et s’en fait gloire… C’est la seule ville où j’ai vu mendier à cheval […] Ville toujours agitée de tremblements de terre ou de coups de canon, toute secouée du feu des passions, jaillissante de poésie et d’eaux thermales. »

Le voyage n’ouvre assurément pas l’esprit de tous vers les mêmes humaines résolutions, si l’on en croit la trajectoire que l’homme empruntera plus tard. Mais si l’on s’en tient au texte, il est irréprochable et je suis bien heureuse de l’avoir découvert avant son auteur que je m’empresse, lui, de renvoyer aux oubliettes de ma mémoire hautement sélective.

Autres extraits :

« Palétuviers sans qui le monde n’aurait sans doute pas pu se constituer; végétal constructeur, plante d’après le déluge, digue naturelle contre l’eau, protecteur des terres en formation. […] Palétuviers que je révère, depuis longtemps je vous réservais cet hommage ! Vous êtes le peuple de ce delta immense, avec ses marges de bois autour de chaque rivage, terre gluante, mouvante, où viennent s’échouer, dans les essaims de moustiques, tous les détritus des Andes, tous les troncs arrachés, racines en l’air, souches mortes, pareils aux crocodiles qui lèvent vers nous leurs têtes ligneuses. »

*

« J’imagine Pizarre et ses compagnons, sous le tonnerre et les éclairs; pataugeant dans cette fange, en cottes de mailles, jusqu’à ce qu’ils eussent rencontré les premiers Indiens, ceux qui demandaient naïvement aux Espagnols « pourquoi ils ne restaient pas chez eux à cultiver leurs terres ». (C’est que l’émeraude ne pousse pas en Estrémadure.)»

 

Paul Morand, Air indien [1932], Grasset, 1988, 254 pages. 

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