« Tout à coup, une dizaine de bisons toute proche a dû nous repérer. Ils se sont jetés en avant, presque comme s’ils allaient tomber. Ils avaient dû sentir la mort sur nous, et c’est bien ce qu’on allait leur apporter. Birdsong a donné de grands coups de talon à sa monture, nous aussi. John Cole, un excellent cavalier, s’est glissé entre les deux Indiens pour se jeter à la poursuite de la plus grosse des bisonnes. J’en avais une en vue, moi aussi. Sans doute qu’on préférait la chair de femelle. Puis la terre plonge d’un coup, le bison le plus proche a mis tous les autres en mouvement. Dix mille sabots martèlent le sol sec, le troupeau se lance dans la pente. On a l’impression qu’elle va les engloutir, mais le sol se redresse d’un coup, et la mer de bisons réapparaît, tel un furoncle de molasse noire qui jaillit dans un poêlon. Noires comme des mûres, ces bestioles. Ma bisonne s’était précipitée comme une folle au milieu de ses congénères, comme si un ange l’avait avertie que je la tenais à l’oeil. Un bison, il faut voir ça comme un tueur, un serpent à sonnette sur pattes. Il cherche à tuer le premier. Il fait mine de rien voir, puis il se jette d’un coup sur vous, percute votre cheval en plein galop et, avant que vous ayez le temps de compter jusqu’à un, vous êtes piétiné à mort. Faut pas tomber de cheval pendant une chasse au bison, c’est un vrai conseil. […]
L’instant suivant, on est à genoux pour dépecer les bisons et charger sur les chevaux d’immenses quartiers de viande. On va laisser les têtes pourrir sur place, si nobles et si singulières que Dieu lui-même pourrait s’émerveiller. Nos couteaux s’activent. Birdsong découpe les meilleurs morceaux. Il me fait comprendre en riant que c’est une tâche de femmes. Je tente de répondre, oui, mais de femmes costaudes. Il trouve ça très drôle. Il rugit de rire. Il doit se dire que les Blancs sont vraiment stupides. Peut-être. Les couteaux taillaient la chair comme s’ils peignaient un nouveau paysage avec des plaines sombres et des rivières rouges qui submergeaient leurs berges, jusqu’à ce qu’on patauge dans allez savoir quoi, et que la terre soit plus que de la boue rouge. Les Shawnees mangent les abats crus. Leurs bouches ne sont plus qu’un trou béant rempli de sang noir. » (Pages 28-30)
Quel espace de liberté peut-on trouver en plein chaos, celui de la famine, de la guerre, des espaces brûlés par le gel ou le soleil, noyés par les inondations ou le sang des massacres perpétrés contre les Indiens ou par eux en représailles ? Le narrateur, Thomas McNulty, jeune homme solaire, sensible, qu’on devine homosexuel sans que cela ne soit un problème ni pour lui ni pour ceux qui l’entourent, y répond au long de 272 pages de barbarie et d’épreuves, toujours équilibrées par l’insolence d’un bonheur qu’il arrache tous les jours, ne permettant à rien ni personne de ternir son appétit d’aventure, d’amour et de survie.
Terriblement original, ce récit enfiévré, aux dimensions géographiques et humaines vertigineuses, ne s’attarde jamais sur les évidences, ne ressasse aucun cliché, n’impose aucune morale. Elle semble d’ailleurs absente, remplacée par l’instinct de personnages si réels qu’on éprouve chaque horreur avec eux, empruntant leur peau le temps d’effleurer le courage, l’endurance mais aussi la saveur d’une vie d’hommes libres parce qu’inséparables, forts d’une singularité qui les dispose à survivre grâce à leurs qualités personnelles, sans jamais avoir à se justifier.
Sebastian Barry a écrit ce roman pour son fils homosexuel. Je ne vois pas d’hommage plus exact, d’amour plus viscéralement profond que cet acte d’écriture foudroyante. Il n’y est pour ainsi dire pas question de cela, il semble lui souffler sous chaque ligne : « mon fils, mon amour, mon drame – celui de ne pas pouvoir te ressembler, endosser tes doutes, incarner tes peurs – voici une aventure que nous vivrons ensemble, voici des danses que nous danserons ensemble, des nuits l’un contre l’autre, et la vie qui t’attend, qui t’a déjà saisi : brutale, affreuse, spectaculaire. Tu y seras sain et salaud, aucun statut ne te protégera de ce que voudras faire de ton souffle. Je n’ai pas à te comprendre, te tolérer, te justifier, c’est tout au-delà, derrière déjà. Je te redonne vie une seconde fois, comme une proposition parmi toutes celles qu’il faudrait que tu t’autorises. Tu es vivant, tu es mon fils et je te regarde d’un pays où nous ne nous retrouverons sans doute pas. Qu’importe, si je te sais confiant. »
Sebastian Barry – traduit par Laetitia Devaux qu’on peut saluer pour la restitution complexe d’une musicalité qu’on sent singulière – encourage chez son lecteur la confiance absolue en soi et en sa famille – quelle que soit la forme qu’elle prend, puisqu’ici ce sont deux soldats, quelques vieux bougres et une petite Indienne, et quels que soient les égarements qui ne manqueront pas de nous affaiblir : c’est le cadeau que je retiens de cette épopée brute et lyrique.
Une lecture éprouvante, comme une balle tirée en plein cœur qui ne tuerait pas mais ferait de la place…
Je vous propose en écoute parallèle le cristal de ce morceau mélancolique à souhait, qui ouvre les voies respiratoires. Les miennes, en tout cas.