« Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre. » Anatole France
On ne doit pas supposer que je réclame pour le romancier la liberté du Nihilisme moral. Je requiers de lui de nombreux actes de foi, le premier étant de chérir une espérance immortelle ; et l’espérance, ceci ne sera pas contesté, implique toute la piété de l’effort et de la renonciation. C’est la forme de croyance envoyée par Dieu dans la force et l’inspiration magiques appartenant à la vie de cette terre. Nous avons tendance à oublier que le chemin d’excellence est dans l’humilité intellectuelle, à distinguer de l’émotionnelle. Ce que l’on ressent de si désespérément vide dans le pessimisme déclaré, c’est juste son arrogance. C’est comme si la découverte, faite par de nombreux hommes à des époques différentes, de la noirceur du monde était une source de joie fière et malsaine pour certains auteurs modernes. Cet état d’esprit n’est pas celui qui convient pour approcher sérieusement l’art du roman. Il donne à l’auteur – Dieu seul sait pourquoi un sens enivrant de sa propre supériorité, Et il n’y a rien de plus dangereux qu’une telle ivresse pour l’absolue loyauté qu’un auteur devrait maîtriser, dans ses moments de création les plus exaltés, envers ses sentiments et ses sensations.
Pour espérer à la façon d’un artiste, il n’est pas nécessaire de penser que le monde est bon. Il suffit de croire qu’il n’est pas impossible de l’améliorer. Si l’imagination peut vagabonder au-dessus de bon nombre de moralités généralement admises, un romancier qui se croirait d’une essence supérieure aux autres hommes manquerait à la condition première de sa vocation. Avoir le don des mots n’est pas une si grande chose. Un homme ayant une arme à longue portée ne devient pas un chasseur ou un combattant du fait de la simple possession d’une arme à feu ; beaucoup d’autres qualités de caractère et de tempérament sont nécessaires pour faire de lui l’un ou l’autre. À celui dont une phrase sur cent mille fera peut-être mouche, touchera à l’art, je voudrais demander que, dans ses rapports avec les autres, il soit capable de vouer une tendre reconnaissance à leurs vertus obscures. Je ne voudrais pas le voir s’impatienter face à leurs petites erreurs ni ironiser sur leurs échecs. Je ne voudrais pas qu’il espère trop de gratitude de la part de cette humanité dont il peut dépeindre le destin, tel que chacun l’illustre d’une manière ridicule ou terrible. Je souhaiterais qu’il regarde avec une grande indulgence les idées et les préjugés des hommes, qui ne sont en aucune manière l’aboutissement de la malveillance, mais qui dépendent de leur éducation, de leur statut social, et même de leur profession. Le bon artiste ne devrait attendre aucune reconnaissance pour son labeur et aucune admiration pour son génie, parce que son labeur peut difficilement être évalué et son génie ne peut rien signifier pour les illettrés qui, même forts de la redoutable sagesse de leurs morts évoqués, n’ont jusqu’à présent, recueilli qu’inanités et platitudes. Je voudrais qu’il augmente ses sympathies par une observation patiente et aimable alors qu’il grandit en pouvoir mental.
Joseph Conrad.
Extrait de Livres [Books, 1905, in Notes on Life and Letters ] traduit par Michel Desforges dans Propos sur les Lettres, Actes Sud, 1989, 126 pages.
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