« Bruit de moteur venu de l’autre rive, mugissement de bêtes en route vers l’abattoir ; dans l’air plane une odeur de vies volées. »
Delta Blues, qui tout entier ramasse et déploie le râle d’un cou sous la botte à rechercher son air, se termine dans un tonnerre de cordes saturées, de bouffées humides de restes d’inondation et de tas de cendres des feux de croix de petites bites en cagoules de draps.
Il m’est tombé dessus un mardi pluvieux, alors que je fouillais une modeste pile de SP dans la réserve sombre de la petite librairie où j’officie de temps en temps, et plutôt de chez moi. En retournant le pavé (500 pages) nommé Delta Blues, sans aucune ferveur préconçue, ne connaissant pas l’auteur – qui s’avère poète, aussi, apparemment surtout, ce qui s’entend bien dans ses lignes, j’y lis quelques mots au hasard « Mississipi », « assassin sans visage », « Legba », « outre-monde », et me dis qu’après tout, je peux tenter sans trop de risques un petit voyage aux frais de la princesse. Je décide de lui donner 50 pages pour convaincre, comme pour tous les livres que je commence. Je l’ai terminé hier en quelques jours.
C’est ensuite que je me suis aperçue que l’un des personnages principaux n’était autre que Robert Johnson (la légende du Blues, nommé Bobby dans le roman), que d’autres comme Son House ou Willie Brown sont aussi de la partie, au milieu d’une galerie d’autres personnages si fournie, si dense, et tous aussi campés les uns que les autres, qu’on les dirait sortis de la tête de l’écrivain à flot continu, sans forcer, exode d’une colonisation à ses dépens, et puis on ouvre les vannes et allez-y les petits gars, les nanas, c’est par ici votre règne…
Et c’est parti pour quatorze ans dans la mélasse, de 1932 à 1946, années riches pour l’observateur qui se cale sur le Delta du Mississipi, dans une bourgade coupée en deux par la ségrégation, et tend l’oreille aux notes : « le grand nègre dépositaire du cri » comme il dépeint l’un des personnages phares, va tous les enregistrer, dans une ronde hallucinée et bariolée – Delmaire connaît son vaudou – où chaque protagoniste vient jouer sa partition sur un instrument de fortune (une langue bancale que Delmaire rend si bien, pourtant en français), ponctuée durant tout le récit d’une bonne centaine – je ne les ai pas comptées – de lignes de blues traduites en français par ses soins. C’est encore peu de dire son style vibrant, ou lyrique. Il bondit, il arrache tout, il témoigne d’une énergie de vie qui n’est pas de ce monde, qui recrée ce qui lui chante. Et d’ailleurs, il ment : ses histoires sont sans doute toutes fausses, même celles des bluesmen croisés « Et si je mens, c’est que la vérité est plus triste encore… » conclue-t-il dans la bouche de Legba, son bougre de dieu africain qui arrive toujours trop tard.
Ses histoires ne nous épargnent pourtant rien, mais tout y devient tour de force : un lynchage ? tu vomis avec l’un des types du Klan qui supporte mal et préfère se promener seul avec sa jument, qu’il abattra plus tard dans les sanglots. Un accouchement dans la cabane d’une guérisseuse ? et nous revivons le nôtre en 5, 6 lignes seulement, frappées de mots entrechoqués et luisants, parfaits. Du sexe ? Consenti ou rémunéré, voire extorqué, chaque coup de rein sent la gnôle et la sueur, sans s’attarder, sans éluder. Toujours inspiré. Un rêve ? et au lieu de bailler comme la plupart du temps dans ces scènes souvent inutiles, nous entrevoyons les enfers déchaînés. Le concert qui révèle Johnson ? Tu retiens ton souffle au milieu du tripot. Un égorgement ? Et nous crevons sous le couteau, sans avoir rien vu. Un Dieu des carrefours qui s’incarne ça et là pour causer aux purs qui peuvent le voir ? Une nuit d’orage scandée par le blues, où chaque personnage se confronte aux éléments à sa manière ?* Pas de problème, Delmaire a tout dans son sac, et la puissance de l’invincible faiseur de sorts. Lorsqu’un sale type rentre chez lui dans sa bicoque que personne ne nettoie, la poussière nous saute à la figure, lorsqu’un amant pense à sa belle, sur les docks où il se casse le dos pour prouver qu’il n’est pas si maigre, tu es soudain aimée et choyée comme elle.
Comment fait-il ? Il joue, il chante, il sautille, il raconte l’effroi, la domination, l’injustice, la nuance (surtout, et c’est le principal, cette nuance), l’amour, la revanche, le regard au-delà des marais, l’enfant trucidé emporté par les flots, la pute violée qui embrasse la nuque de son petit qui sent le shampooing (et mille autres détails d’une infinie tristesse, fichée, intarissable, digne parfois, autant qu’elle pourra l’être, mais toujours chassée à coup de pieds par l’énergie du musicien), il joue, chante et sautille en poète sûr de son pouvoir, en conteur qui aura toujours pour toi une formule de plus dans sa guitare, une résolution, un soupir. Comment fait-il ? Il donne, il pille aussi (les chants, sur lesquels il s’appuie constamment), nécessité faisant loi. Et il aime ses personnages, qu’il n’arrive pas à sauver. Pas tous.
Tornade de belles gueules et de fous dangereux, de fils de pute qui rachètent un pays entier en se battant en Europe, de vieilles routardes et d’enfants brûlés, Delta Blues n’est pas une révélation politique, et tant mieux. Non plus qu’une seule fresque sur l’histoire de la musique ou des Noirs américains, c’est plus subtil. Il est une révélation poétique tordue et raturée par les esprits furieux, et pour moi, cela suffit à en faire un excellent roman dans le jus duquel je rechigne à m’extraire. Une vraie leçon de ce que le roman peut toujours, formellement, et doit. La double preuve (le blues, le roman) que la rage transformée est plus puissante que la littérale, trop vite et mal exprimée. Qu’aucune frustration ne viendra rétrécir le cri juste, lorsqu’il est ainsi porté. Et que personne ne pourra plus jamais le faire taire.
Julien Delmaire, Delta Blues, Grasset, 2021.
* Extrait de la nuit de l’orage, pages 237-239
« Le box est opaque. La jument s’affole, l’écume roule sur son poitrail, sa crinière de gorgone obstrue ses prunelles où la folie s’est logée. L’orage est sous sa peau. Sous ses sabots, l’éclair. La porte grince. Le vieux Moses pénètre dans le box avec une lampe-tempête et un morceau de sucre. La jument fonce droit sur la lueur tremblée. Le palefrenier esquive de justesse la première charge, se cogne contre les planches et s’affaisse. Le ludion se brise, le pétrole se répand. L’odeur affole l’animal qui se cabre. « Molly, du calme ! Oh, Molly !… » Les sabots frappent au hasard. « Fais pas ça, Molly, j’t’en supplie !… » Piétinements sourds. Le parfum du sang couvre celui du pétrole. L’animal franchit la porte, force les gonds de la nuit…
Il y a une énigme et des débris de lampe
Un cheval assassin s’enivre de tonnerre
Les branches aboient leurs sarcasmes de verre. Des lambeaux de tissu se détachent de l’arbre. Le vent qui s’engouffre dans le crâne d’un mouton se met à siffler un air d’ocarina. Les esprits, réfugiés dans les interstices, ne sont pas tranquilles. Les prières et les amulettes ne protègent plus le monde…
Il y a un chiffon au bord du précipice
Un cauchemar vivant au revers de la Lune
La canonnade traverse le chaume du toit et vient exploser au milieu de la cabane. Betty se réveille en sursaut. Elle frôle la natte avant d’oser toucher sa peau. L’onde de choc se disperse le long de la charpente et s’en va mourir entre ses orteils. Elle croit à un tremblement de terre. Au deuxième coup de semonce, lorsque le masque se détache du mur, elle comprend. Elle marche dans le noir, ses mains en protection contre son crâne. Les cloisons vibrent. Une nuée frissonnante s’engouffre dans la masure. Des battements d’ailes au plafond. Les chauves-souris lui indiquent l’issue de secours…
Il y a un fœtus dont le cœur ne bat plus
Une montée de lait pour abreuver la mort
Une immense cécité, zébrée d’éclairs profanes. Une puanteur de pierre moulue. Betty lance sa voix contre le vent. Elle appelle sa tante, c’est la foudre qui lui répond. »