CHARLES BUKOWSKI, SUR L’ÉCRITURE (TRAD. ROMAIN MONNERY, AU DIABLE VAUVERT, 2017)

Résumé de l’éditeur – Une anthologie de textes inédits sur l’écriture, le quotidien d’une véritable légende américaine, icône de la contre-culture. Ces lettres aux éditeurs, directeurs de revues, amis et confrères écrivains, écrites entre 1945 et 1993 et pour la première fois publiées, dessinent un portrait intime du grand poète tour à tour poignant, glacial, iconoclaste et souvent hilarant. On y découvre le rapport inquiet au travail, l’érudition littéraire, mais aussi le mordant, l’intransigeance de celui qui a donné voix aux opprimés et dépravés de la société, dans des phrases mémorables ponctuées de moments de grâce.


« J’aime autant ce que je fais actuellement. Une clarté plus près de l’os. Je trouve. Aussi longtemps que tâterai du ruban je ne devrais pas perdre cette chose de vue. »*

« J’ai eu la meilleure formation universitaire en Littérature que personne n’a jamais eue. Je suis parti pour crever le plafond de partout. Juste pour voir. »

… et il y aurait une sorte de début de texte à la Bret Easton Ellis, dans les Lois de l’attraction, en plein vol :  ce début fameux en plein milieu d’une phrase, comme si le lecteur dérangeait, qu’il ouvrait brutalement une porte sur une conversation en cours, un flot intarissable, une réelle force de frappe qui ne s’arrêtera pas.

Il y aurait des bouteilles vides, des fonds de bière qui sentent la vraie jonquille, des chats gras et inertes écroulés dans les canapés tièdes d’où viennent de partir précipitamment les derniers parasites. Il y aurait tout cela, si on se laissait aller à rêver une chronique sur un sale type comme Bukowski, qui écrit pur et à l’os en éventrant la fatuité à chaque coup de crayon. Oui vous avez bien lu, et vous ne rêvez pas, je m’en vais déterrer Bukowski. Je ne voudrais pas le décevoir. Je n’ai pas peur de son fantôme, parce qu’il a tout le temps été là, quand vous dormiez, quand vous ouvriez votre compte d’épargne, quand vous secouiez vos pellicules sur vos épaules, m’ssieurs-dames, en espérant que cela ne se voie pas. Puis cela s’est vu. Ce monde ne fait pas de cadeau, hein. Alors. Non mais, retournez-vous un peu, regardez. Qu’est-ce que vous allez encore faire de votre journée, vous ?

Moi, si je fais comme Bukowski, ce sera boire, écrire, aller aux courses et baiser. Dans n’importe quel sens. Mon programme interne quotidien, ceci dit. Quand on lit Bukowski, on se retrouve dans le même état que lui. Je m’en ressers un, je détache mon sous-tifs et je prends les paris. Il est souvent 10h23, ou une autre heure creuse, que je ne comprends pas. Je n’ai jamais compris ce qu’on attendait exactement de nous à 10h23. Par exemple. Alors j’écris. J’essaye.

« Je n’aime pas me comporter en petite prima donna mais lorsque les mots sortent pas c’est comme si j’étais empoisonné, j’oublie comment on rit, j’en oublie d’écouter mes symphonies à la radio et quand je regarde dans le miroir je vois un homme très méchant, petits yeux, visage jaune – je suis une figue desséchée, inutile, ratatinée. Je veux dire, quand l’écriture fout le camp, qu’y a-t-il, que reste-t-il ? La routine. Des gestes de routine. Des pensées en forme de crêpes. Je ne peux pas supporter cette danse macabre. »

Attendez, je bois, je bois et j’oublie de vous dire un truc primordial. Ce livre est bien. Voilà, rassurez-vous, c’est bien, vous devriez le lire. Vous croyez que je me moque de vous ? Ce n’est pas cela, mais comprenez : je n’ai jamais été populaire, je n’aime pas bien comment on fait. Rapidement, l’encerclement des regards, des attentes se fait trop menaçant, il faut toujours que je sorte. Que je sache au moins où se trouvent les sorties. Je voudrais parfois simplement vous donner un truc vraiment très bon, qui vous chauffera pour un moment, comme tous ceux qui m’en ont donné, paumes ouvertes, pour rien. Pour le geste. Prenez ce livre, et puis… je ne sais pas. Ouvrez-le.

« Rien à foutre. De la maternelle à la fac, j’ai dû faire face à des gosses qui me martyrisaient, ils me suivaient, se moquaient de moi, me provoquaient, mais ils n’étaient jamais seuls, moi je l’étais, et ils savaient que j’avais quelque chose d’enfoui au fond de moi. Ça les rendait fous ; ça continue.« 

À la fin, il ne reste que les antiques et l’Amérique. On peut tout brûler, et ne conserver que cela. Chez les antiques, ceux que j’ai lus, il me semble qu’il n’y a rien à chercher, tout est là. L’antique est ce qu’il y a à trouver. Une sorte de rebours jusqu’à la bombe qui n’explose pas. On est soulagés, mais déçus. Il ne s’est rien passé, ce n’étaient que des mots, et les voici réduits à leur plus simple appareil. Pas d’immense révélation fracassante mais le petit claquement sec des vertèbres qui se rempilent droites. Cela va mieux, et tu t’en apercevras sur le long cours. Et bien les Américains, Bukowski déjà, ils savent faire cela, aussi. Ils savent réduire des concepts jusqu’à trois mots et plus rien de trop. Ils savent lessiver entre leurs embardées, et alterner petites vipères bien vives entre les lignes, qui te mordent en six syllabes, et grands boas paresseux qui se doreront au soleil, qu’on admire bien écaille après écaille. Une danse de reptiles sous la peau, cette prose des maudits.

Frayons vers l’Amérique, justement. Je l’adore tout entière, depuis ses cerveaux inuits jusqu’à sa cale sèche des espaces sans espoirs, là, tout en bas, vers les chevaux sales et les épaves de navires maladroits. Notez que si j’en crois l’impressionnant récit de Juliana Léveillé-Trudel, Nirliit, il y a un paquet de Bukowski chez les Inuits d’aujourd’hui, abreuvés, malheureux et dangereux, finalement, pour ne rien avoir d’autre à faire et pour beaucoup, ne pas savoir l’écrire.

Sortie des glaces, je prends la transversale. Lorsque les Québécois parlent, je fonds. Une sorte de magie jetée par l’un de leur cocktail, le sortilège, à base de whisky et de sirop d’érable. Je ne sais même plus comment je sais cela. Je lis trop de livres. J’en bois, aussi. Passée l’hypnose durable du chant des sirènes canadiennes, vous arrivez dans la démesure des structures abandonnées de Detroit, mais on peut continuer. On va continuer, dans la rouille des blés, dans le silence des canyons, je suis descendue un peu vite, la tête tourne.

Je m’arrête un peu à la frontière, le piège à loup où les femmes disparaissent, où l’on tire sur les ptits gosses, vous savez ? Il y a des pancartes en bois partout dans le désert, ils se cherchent. Une tristesse à laisser ses tripes au bord de la route tant elles nous encombrent. On croirait qu’il n’y aura plus jamais rien après cela, mais il y a la Centrale, puis le Sud, ce ventre de feu et de sang, de faune et de flore exubérantes, de temples empilés sur les fièvres. On passe les fleuves venimeux et on se casse sur la porte des glaciers, et ce vent qui rend dingue. Des cohortes de mouettes pour vous dire que c’est fini, vous pouvez remonter. Et tout ce temps, vous n’avez pas bougé, une bouteille à la main, les doigts rongés par le clavier qui en demande encore.

Il y a des gens qui n’ont pas de fin. Ils le savent dès le début. Il faut bien qu’ils s’occupent à tenter tout de même de la circonscrire en s’arrêtant jamais de frapper. Il faut bien aller vérifier. Bukowski, il attend de mourir depuis le début, et il meurt pas. Il s’allonge dans le temps, élastique. Il ressort de toutes les bouteilles, reformé. Il écrit comme s’il allait partir le lendemain, mais il part pas. Il endure et il confirme. Il aime toujours mieux ce qu’il vient juste d’écrire, se retourne jamais. Sa dernière lettre s’étonne encore des mots s’invitent, passé soixante-dix balais formolés, que ça se termine pas.

L’Amérique a les extrémités froides et le ventre ouvert. Une bonne grande ivrogne en puissance, d’où sortira tout le temps le chant du cétacé disparu, le chant du vrai, celui qui nous obsède et nous fascine. L’Europe modérée n’entend plus depuis longtemps, elle est trop fatiguée. Fatiguée tout le temps. Moi, quand toute cette fatigue m’encercle, quand mes congénères restent éternellement dépressifs et incurables, je retourne en Amérique. Faites ce que vous voulez.

« Je pense que tous ces comportements sauvages et tordus ont quelque chose à voir avec les Etats-Unis d’Amérique, même si j’en suis pas certain. Seigneur, est-ce que les Européens peuvent déconner à ce point ? J’imagine qu’ils en sont capables, mais pas avec autant de constance et de précision. »

Maintenant qu’on a fait le tour du propriétaire et de sa maison, on va visiter les fosses. Est-ce que je vous ai raconté, déjà, l’histoire de ce type de mon village qui vient vider notre fosse septique et qui est obsédé par la propreté des intérieurs, lorsqu’il rentre pour signer la facture ? Il est accablé par la laideur des maisons qu’il soulage, la saleté des propriétaires, il hésite à poser ses mains sur certaines tables où on l’invite à s’assoir. Il prend son boulot très au sérieux. Il ne passe pas son temps dans la merde, non. Il passe son temps à nous en débarrasser.

« écrire est une forme de survie, une nourriture, une vitamine, une boisson, une baise torride. En plus d’écrire cette machine nettoie et broie, assainit et prie. »

J’y repensais quand je dévorais avec fureur Sur l’écriture de Bukowski. Il ne faut pas tout mélanger. Bukowski est infâme pour qu’on retrouve la bonne voie vers le fameux. Il est ordure pour qu’on aille se laver. Son outrance nous nettoie, au contraire des pitres sans fond qui nous salissent. Il le dit assez, il est là pour enlever la merde de cheval. Il n’a pas peur des sécrétions, et de qu’on a de plus odorant, de plus bestial. Il est tout à fait au courant qu’en prenant tout sur lui, en nous désencombrant de nos manières de faux prudes, même s’il déteste les gens comme il dit les détester, il fait œuvre de charité perpétuelle.

« Pourtant ils viennent nous chercher des poux. Pourquoi ? Parce qu’ils sentent la vie et ne peuvent pas le supporter, ils veulent nous entraîner avec eux au fond du trou rempli de crachats où l’on se roule dans la médiocrité et l’idolâtrie des vers rassis de 1890. »

Sans jamais la jouer à l’envers, il plante la lame fine entre les côtes de porcs lettrés, toujours engourdis parce qu’ « ils ont poussé si loin l’académisme que leur créativité a maintenant le goût de flotte ». C’est un sauvage qui pourrait très bien se civiliser, qui sait exactement comment faire et qui, du reste, a bien eu le choix. Il n’y a simplement aucune bonne raison pour qu’il le fasse.

Mais je ne vais pas vous sous-titrer Bukowski, siècle digital de pressés sans jus, vous allez le lire vous-même. Oui je propose au siècle exsangue de relire son Bukowski. Pour se rappeler ce qu’on pouvait faire d’impensable, dans une chambre, sans internet. Par exemple, écrire à la machine, à un ami cher, quelques lignes comme celles-ci :

« tu es simplement continuellement splendide et immortel. chaque fois que je te lis ma propre écriture s’améliore – tu me montres comment traverser les glaciers et les décharges de putains mal baisées. Ça n’est pas très bien dit, mais tu vois l’idée. (…) oh dieu quelle merde, oh dieu, quel traquenard… mais je n’ai pas signé de CONTRAT, pas vrai ? Et qu’est-ce qu’un « contrat » – : leur langage. »

« Oui, tu as raison : c’est un atout d’être terre à terre et j’entends par là l’incapacité à prendre de la hauteur tandis que tu t’actives sur une femme, un poème ou sur une statue d’Himmler en cire. C’est mieux de rester souple, travailler de façon simple et sauvage et se planter comme tu l’entends. Si tu franchis 5 mètres au saut à la perche ils voudront que tu franchisses 6 mètres et tu pourrais bien finir par te casser la jambe à force d’essayer. L’opinion publique doit toujours être prise comme quelque chose d’aussi insensé qu’une rivière pleine de vomi. »

« qu’est-ce que ces connards RACONTENT à leurs élèves en COURS D’ANGLAIS ? ce doit être sacrément répugnant. Ces doctorants qui n’ont jamais manqué un repas, ne sont jamais tombés par terre ivre morts, n’ayant jamais ouvert le gaz, sans flamme et sans gloire pendant 3 heures… Qu’est-ce qu’ils racontent à ces gosses ???? Qu’est-ce qu’ils PEUVENT bien leur dire ? Rien. Alors, par conséquent, tout le monde fait semblant d’être COOL KOOL ET INTELLIGENT et ça nous donne ces  siècles perdus qui sonnent creux et puent le poisson. »

Alors, oui, on peut citer Bukowski comme un bon fayot de la woknwoll attitioude, un gentil premier de la classe des dévergondés qui voudrait bien quand même son petit collier avec médaillon « Goncourt Despentes » dessus. Oh, on peut, et ne se gêne pas une Légion qui souhaiterait nous faire croire que son feu est primitif quand il est Butagaz.

« Dis-moi, s’il te plaît, si on peut mener une vie rangée et quand même chanter la magnifique chanson du fou à lier ? Non. Je te le dis. C’est impossible. Après… il y a cet autre genre, tout aussi dégoûtant, qui joue à l’Artiste et qui n’a l’art de rien du tout. Les barbes. La Vierge Marie. Les sandales. Le jazz. Le thé. Le H. Les cafés. L’air efféminé. Le nirvana pour les nuls. Les lectures de page poésie. Les clubs de poésie. Awk, je dois m’arrêter. Tout ça me rend malade. »

Je me mettrai les doigts au fond de la gorge pour vomir, afin d’être la plus sobre possible, la plus vide possible, quand il s’agira de les croiser, souvent affublés de leurs vidéos carrées pour sous-titrer le monde aux affreux réfractaires du littéral vexé, plat et pressé de triompher. Ne pas perdre ses moyens devant ces pitres est une discipline générale douloureuse, tant pis : ils n’auront pas ma nausée en direct. Je me fais un devoir de rester imperturbable le jour, tout en leur crevant les pneus la nuit. Il y a toujours eu des contrefaçons, l’édition contemporaine les adore, elle a un certain brio pour les faire passer aux frontières, au nez des bons chiens à qui on demandera de se taire pour l’économie. N’allez pas nous incendier les hôtels à touristes. Oooh non.

« C’est très étrange, je trouve, de voir combien les gens peuvent être aussi « pourris » (pour reprendre leurs termes) tout en s’intéressant à la poésie. Mais, pour avoir rencontré certains d’entre eux, je sais désormais que c’est tout à fait possible. Et ne va pas t’imaginer des rebelles, des valeureux, des courageux ; non je parle ici des gens étroits d’esprits, obsédés par la gloire, l’argent, dont l’âme semble avoir rétréci au lavage. »

Si tous, moi non. Répétons-nous, bornés. Pierre, rédac de ces lieux, me demandait récemment si je n’avais pas envie, à l’avenir, de travailler un peu plus mes textes dans le but de les faire mieux comprendre à mon lectorat. Grands dieux, non. Pierre. Pour quoi faire ? Je ne suis pas prof de livres. On ne va tout de même pas tous lire Bukowski. Quant à le prendre au sérieux, voire au mot… Il faut que le monde se tienne. Si tu veux qu’un Français lise, il faut lui promettre de l’alcool.

« Je n’ai jamais aimé le genre littéraire, aujourd’hui comme hier. Je picole avec mon proprio et sa femme ; je picole avec d’ex-taulards, des fous, des fascistes, des anarchistes, des voleurs, mais je m’approche pas des littéraires. Seigneur, comme ils grognent, jactent, médisent et chialent, comme ils fouettent. Il y a des exceptions. Richmond en est une. il n’y a pas d’embrouille avec lui. Je peux boire 5 ou dix bières avec Steve et jamais il me servira le triste baratin littéraire, ou quelque baratin que ce soit. »

« Mais ils oublient qu’il faut 5 ou 6 braves hommes par siècle pour faire avancer les choses au-delà de la pourriture et de la mort. Je ne suis pas en train de te dire que Je suis un de ces hommes mais je peux te garantir que je ne suis pas un des autres. Ce qui me laisse quelque part entre les deux – DEHORS. »

Si je pouvais, j’ajouterais même des tas d’épreuves avant d’entrer dans mes chroniques : cliquer sur des bornes à incendie pour prouver qu’on n’est pas des robots, concevoir des mots de passe avec des touches qui n’existent pas. Mettre du grec non translittéré. Mais bon. Si vous avez lu jusqu’ici, vous tenez quelques verres, je vais vous en offrir encore un pour la route.

Paméla Ramos

* Citations extraites de Charles Bukowski, Sur l’écriture, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Romain Monnery, Au Diable Vauvert, 2017.

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Chronique précédemment publiée le 23 mars 2019 sur Profession-Spectacle

 

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