What took me from my home and put me in the earth
Was the mouth of a deep, dark hole I found behind my barn
The Handsome Family

Qui n’a pas croisé quatre dromadaires mouillés sous le ciel gorgé qui prend toute la place dans ce coin, piqués sur un terrain en friche aux abords du collège rural, n’a pas connu la profonde tristesse. Il a fait brutalement gris, ce dimanche, et l’eau qui ne s’était pas pointée sur nos terres depuis des lustres se décida enfin. J’emmenai mon petit au Cirque idéal, arrivé au village l’avant-veille. Tout enjoué à cette idée décidée au dessert, il avait eu du mal à s’endormir et sortit de sa courte sieste ébouriffé et palpitant comme un tout petit cœur de chevreuil avait du palpiter à l’ouverture de la chasse, une semaine auparavant. À quoi s’attendre ?
J’avais soigneusement évité le cirque rural, toute ma vie durant, et d’abord parce que j’étais de la ville. Nous n’aurions jamais sali nos Vans pour observer des contorsions de mineures moulées dans les combi chair et strass, et en étions même, pour tout dire, possiblement effrayés, comme d’entendre dans la nuit d’une fête un moteur tuné annonciateur de catastrophes sexuellement transmissibles.
Mais l’enfant fait accomplir des actes non prémédités qui pourraient être considérés, sous le bon angle, comme aussi tragiques qu’inévitables dans toute condition humaine. Renoncer à la torpeur pour assister à une séance dépeuplée de cirque raté en fait partie.
Aux abords des chevaux nains aux pieds des dromadaires, plusieurs camions criards entouraient le terrain de basket. Personne, dix minutes avant l’heure indiquée sur les panneaux plantés régulièrement en bout de champs. Mon petit se mit à escalader plusieurs fois les cylindres de bétons échoués à terre, les œillères toujours orientées vers son bon plaisir, facile à prendre, luxe de l’âge tendre.
Quatre jeunes femmes de ce physique si particulier mêlant la malbouffe, l’alcool et la drogue à de hautes pratiques acrobatiques, nous attendaient en rang, le jupon perlé, le talon haut et le sourire terminé.
Hurlant d’aigus intolérables même aux oreilles les plus entraînées aux baffles de salle des fêtes, Patrick Sébastien nous enjoignait de nous réjouir, sous la pluie fine, alors qu’une chienne de race modique jouait avec ses deux chiots heureux et crasseux près des caravanes. Mon petit, figé, tétanisé par ces visions nouvelles, coupé net dans son élan se tourne alors pour me dire qu’il a mal aux oreilles. Il ne sourit plus.
Un lion et trois lionnes dont une pleine partagent une remorque grillagée qui ne présente aucune barrière de protection, comme si de guerre lasse, on n’attendait plus rien d’un accident dramatique, ni plus ni moins que la suite de ce long chemin de croix pris depuis trop d’années pour qu’on les compte.
A l’heure fixe, une voix grille les derniers fusibles pour nous indiquer de prendre nos places, par une guérite découpée dans un camion, trop haute pour qu’on y accède. Un promontoire dessoudé, qui servira à la démonstration ultérieure du dromadaire juvénile, nous est proposé pour nous hisser à la hauteur des petites filles qui nous demandent dix euros par tête, du moment qu’elle existe.
A l’intérieur du chapiteau délabré, rouillé et aux gradins coupants, une dizaines de chaises sont disposées autour d’une piste vaguement miteuse, à même l’herbe jaunie et rase du terrain communal.
Nous sommes une petite dizaine à entrer prudemment et prendre place dans le courant d’air.
Des numéros, que dire. Je n’ai aucun cœur à me moquer, d’ailleurs, à aucun moment le sarcasme ne m’aura pris, seulement la certitude d’assister à un moment de crue vérité nue, celle qui dérange le plus, qui nous cisaille de froid jusqu’aux os. Une épouvantable compassion, alors que je refuse de m’élever au-dessus d’eux.
Je ne le peux pas. Je ne sais pas faire ce qu’ils font, ne pourrais jamais le supporter. Pas même une journée, une nuit.
Des enfants livrés à eux-mêmes, en perpétuel danger, qui ratent un mouvement sur trois, atteignent parfois une grâce inadmissible, car tout juste gagnée sur l’effroi total. A quatre, ils assurent tout, font défiler les chevaux, rutilent pour de fugaces instants sur des écharpes sales ou des boucles romaines, ponctuent comme ils le peuvent ces malhabiles gesticulations de blagues frôlant la vulgarité. Des bribes saturées de morceaux de musiques industrielles de la décennie précédentes, stridences illustratives, sont interrompues régulièrement par les alarmes amplifiées de notifications de leurs portables, tristes sons d’un dispositif bricolé à peine masqué, d’un rudimentaire à les aimer tous d’un peu plus d’amour fou pour les sauver, en somme, car que pouvoir, vouloir d’autre ?
La femme du dresseur, qui est aussi Monsieur loyal et jongleur acrobatique, fier de cette épouse qu’il nous indique être aussi sa cousine sans que l’on sache déceler s’il s’agit d’humour ou de froid fatalisme, laisse échapper son joli ventre déchiré de vergetures d’un costume mal fagoté alors qu’elle s’élève sur son cerceau. Leur jeune sœur de seize ans, admirable contorsionniste, s’est bombé sur le costume deux cercles bruns sur la poitrine pour accentuer en subtil trompe-l’œil un décolleté qu’elle n’a pas encore. Leurs frères, d’une vingtaine acharnée, musclés comme des bœufs et menaçants comme des couteaux, semblent droits sortis du Salvador, où l’espérance de vie fixée à 26 ans ne permet pas de s’amuser vraiment.
Les enfants du public sont ravis, je les regarde pour me grandir.
Ces détails, nous sommes trop près, personne ne peut y échapper. Ces numéros à peine réussis, à l’enchaînement compliqué, brisés et sans rythme, il nous faut les applaudir à tout rompre pour tous nous réchauffer.
Comment passeront-ils l’hiver, qui s’annonce timidement ?
Je ne regrette pas mon argent, quand je pense à leur hiver. S’ils reviennent, j’y retournerai, pour leurs hivers.
Mais ces séances de totale impuissance, à assister à ce glissement de moral général, elles me coûtent bien autre chose.

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