« Si nous ne changeons pas de trajectoire, si nous ne devenons pas maintenant des lecteurs sauvages dans le monde réel, alors nous serons vite transformés en doxosophoi : savants ne sachant que donner notre avis qui ne vaut rien, heureux de n’accumuler que du vide dans les bases de données de nos mémoires externes, ces tombeaux de notre pensée. »
Comment devenir vivant ? est une étrange question pour inviter à un instant où, paradoxalement, nous nous apprêtons à faire silence et ne plus bouger, face au coin d’un livre et le monde dans le dos, comme le disait si bellement Pascal Quignard dans la Barque silencieuse. Lire, n’est-ce pas prendre congé de tous pour un intime rendez-vous ? Celui qui lit peut-il se décréter « vivant » ?
Bien souvent, le lecteur traîne l’image d’un mollusque passif, craintif et asocial, la lectrice de sylphide ourlée de lumière, lascive sur son coussin près de la fenêtre, un héritage ou deux lui permettant de se consacrer à ses classiques sans être importunée par le grossier homme de la rue qui ne peut la comprendre. Alors, lire pour devenir vivant ? La promesse semble vaine.
L’ardeur de vivre serait corrélée à la lecture des bons livres, nous répond pourtant Montesano. Et le non-lecteur ne serait jamais véritablement vivant, de toute son existence passée à éviter soigneusement de se rencontrer.
Comment, alors, défendre une ardeur qui ne soit pas mobile, effrénée ni sollicitée par des forces aujourd’hui massivement numériques dédiées à nous faire épouser telle radicalité, telle révolution, tel dolorisme, telle victimisation, enfin tout ce qui nous transforme en « analphabètes fonctionnels » au service de systèmes se succédant les uns derrière les autres, changeant seulement de masques et de leaders ?
La provocation du Napolitain Giuseppe Montesano, donne le ton dès le titre. Ce philosophe joyeux est réputé en son pays pour ses chroniques enlevées sur l’observation de la vie, ses romans picaresques sur la corruption et la décadence du cœur de Naples ( dont deux sont traduits aux éditions Métailié), ou encore ses travaux érudits sur le cercle des « bizarres » du XIXe siècle (l’homme est traducteur de Baudelaire, entre autres). Son « manuel pour lecteurs sauvages » sous-titre insolent et frontal, pique notre attention : très bien, donnons une chance à ce périlleux exercice d’une défense de plus sur les prétendus pouvoirs de la littérature. La tentation est grande, quant on a été maintes fois floués, de repousser vivement d’un geste déjà agacé ce que l’on pourrait prendre, avec inadvertance, pour le bruit d’un bourdon de plus autosatisfait, ronflant mais inoffensif, nimbé d’une mystique naïveté qui n’aide plus personne. Un nouvel éloge de la lecture ne parlant qu’aux déjà convaincus ? Par pitié … Un nouvel état des lieux alarmé et contrit sur la stupidité du siècle, déplorant le désastre en se réfugiant dans un poème chanté seul, le cœur en miettes, avec sa lyre, sur les ruines du passé ? Au secours…
C’était sans se rappeler, comme le dit Cocteau, que « les Italiens sont des Français de bonne humeur », et cela change pour ainsi dire tout au ton même de ce petit manifeste pour vivants motivés ou confirmés. Il en est, en effet, que l’Apocalypse rend enthousiastes et qui relèvent le défi : possédés par la divine certitude d’une espérance que rien, absolument rien n’est joué d’avance, que tout peut se produire de ce qui demeure, par ailleurs, impensé aujourd’hui, portés par l’humilité tenace de ce qu’il savent pouvoir à leur mesure, « cette petite chose qui n’est pas rien », comme l’apprennent jeunes les Stoïciens. Ces êtres étranges protègent encore en eux cette braise résistante que nos morts debout fatalistes, sarcastiques et désespérés ont tenté d’étouffer de toutes leurs dernières forces afin que personne ne puisse se sortir de la sidération dans laquelle ils se trouvaient, par leur attitude complaisante, piégés.
« Catulle sait que les morts-vivants veulent nous voir prisonniers de la souffrance comme ils le sont tous, mais il se rebelle face aux bavardages des morts en leur tournant le dos. Il sait que ceux qui ont honte de leurs cœurs trop vieux jalousent l’amour des autres et, qu’au lieu de faire fleurir leurs propres vies, ils veulent interdire la vie aux autres. »
Vous aurez bien compris que là réside l’extraordinaire : au lecteur sauvage qui ne répond pas, « car le temps des réponses faciles est révolu », s’ouvriront les portes d’un royaume dans lequel tout est vrai, vif, senti, vibrant. L’antidote puissant au saccage neurologique des bavardages numériques, le remède accessible partout et tout le temps afin qu’aucun organisme ne puisse se déclarer de bonne foi incurable, c’est la lecture sauvage : la lecture pour vivre, jamais pour triompher, encore moins pour régner. Une lecture plus « femme », comme il est dit au cœur de l’essai, alors que Montesano, entre autres anecdotes littéraires savoureuses, nous rappelle l’insolente Diotime du Banquet de Platon, moquant un Socrate qui se prétend sage, mais ne comprend pas grand-chose à l’amour. « Seule une femme est capable de toucher le cœur de la pensée comme s’il s’agissait d’un être vivant. »
Mais après tout qu’importe ces distinctions d’un autre temps : le lecteur sauvage n’a plus d’identité, il peut les endosser toutes, les apprendre, y circuler. Le lecteur sauvage nage à son aise dans la circulation sanguine d’un organisme reliant tout. Avouons que c’est un immense avantage sur la monomanie des êtres chagrins.
Le propos de notre Napolitain, son fil rouge, sa ferveur hautement contagieuse, rappelle de ne pas oublier de s’allumer à tout moment de son existence lorsqu’on en a soupé des tristes sires, afin de les chasser sous les meubles le temps d’une belle flambée qui réchauffe la pièce. Il ravivera les esprits de ceux qui fatiguent, qui doutent, qui ont laissé une petite porte ouverte « au cas où » il y a aurait, quelque part, autre chose, quelqu’un d’autre, un bruissement d’idées en éveil et une lueur de fraternité à déceler dans le vacarme des opinions autoritaires, assommantes et réductrices. Impuissantes.
Il ajoute son rappel aux coups de tocsin, réguliers dans la littérature mondiale, qui rassemblent les troupes régulièrement dispersées dans l’illusion tenace que chaque membre singulier et sacré ne peut trouver de semblables : en cela, il peut ne pas faire plaisir. Quoi, si quelqu’un me cerne aussi bien, alors je ne suis pas si cachée, pire, si rare ? Diantre…
Mais si l’on dépasse la jalousie possessive inhérente à chaque expérience de lecteur au long cours, si l’on fait fi de quelques répétitions dans un volume pourtant trop court pour qu’on ait perdu le fil, si l’on passe les inévitables ratages d’émerveillement sur des extraits donnés en exemple, qui vous laisseront, vous, froids (c’est le risque de l’engouement), enfin, si l’on accepte de dépasser la posture quelque peu française qui consiste, dans le domaine des idées, à refuser de se réjouir de ce que l’on sait, alors à coup sûr, nous retiendrons qu’il est des choses plus importantes à partager que de défendre bec et ongles un maigre avis personnel sur une actualité déjà finissante. Un tableau plus vaste. Une réalisation personnelle possible. Un retour au monde en le comprenant bien, sans le rejeter, et en s’en amusant. Un véritable art de résister au malheur, avec ses clés qui s’ajoutent au trousseau du très perspicace John Cowper Powys dans son traité du même nom et dont nous reparlerons bientôt ici.
L’un de ces manuels qui nous font retrouver, tous les jours, le feu sacré, et renouveler perpétuellement nos vœux avec le sensible, le vital, et l’éprouvé, en opposition aux sinistres injonctions au sarcasme, au cynisme et à la désillusion. En substance, Giuseppe Montesano nous rappelle à notre seule liberté : refusons, ne serait-ce qu’un instant, d’être les idiots utiles de quiconque se pose en organisateur de nos révoltes, refusons d’écouter les suaves sirènes du marketing numérique de la dissension. Prenons de la distance en creusant profond, avec nos compagnons de vie réels autant que de papier.
« Croyez-moi, je suis un homme chanceux, plus chanceux que vous ne pourriez l’imaginer. Car je sais qu’il est encore temps de devenir un lecteur sauvage. Qu’il est encore temps de vivre cette vie tout entière. Qu’à cette heure de la nuit seul le courage peut encore me guider. Pas demain. Pas dans une minute. Pas dans un siècle. Maintenant… »
Ouvrons ce petit livre composé par les passionnés des Atlantiques déchaînés (le nom de leur maison d’édition) : culs-de-lampe élégants, médaillons in-texte en italien, choix du papier et de la typo, tout est en place pour que nous nous installions en confiance, en lieu sûr. Rions et conversons avec un Italien de bonne humeur, et après lui, lisons, relisons les maîtres, volons leurs trouvailles, écartons ce qui ne s’incarne plus, et vivons sans crainte. Nous sommes des lecteurs sauvages. Nous sommes d’une espèce autoprotégée.
Chronique parue le 17 mars 2023 sur le webzine Un dernier livre avant la fin du monde
Giuseppe Montesano, Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages. Traduit de l’italien par Clément Van Melckebeke, Editions Atlantiques déchaînés – Collection Armes philosophiques – Mars 2022 – 144 pages