« La stupidité, on ne peut en venir à bout qu’en l’arrachant d’un coup, la stupidité humaine ne comprend rien aux demi-mesures. »

Moya, attablé avec son ami Vega qui revient au Salvador enterrer sa mère après un exil de plusieurs années, écoute le long monologue de celui-ci qui a décidé, après avoir vu ce qu’il a vu pendant quinze jours, de ne rien taire de ce pays pour lui tout entier à raser. Tout l’insupporte, à commencer par son frère et sa belle-famille, crasseux de mauvais goût et de vulgarité. La police, les institutions, la politique, la culture, tout y passe : le Salvador est un royaume ou non pas « quelque chose » mais « tout », est pourri. Etourdissant de volutes de rages, de sidération, de consternation, de déploration qui vont et viennent en de grasses vagues à peine refoulées par quelques virgules, ce court pamphlet en hommage parfaitement assumé à Thomas Bernhard s’avale par petits shots cul-sec jusqu’à rouler par terre, tour à tour jubilatoire, irritant, injuste, outrancier, dépassé par sa propre violence. Il a fait entrer il y a vingt ans en France son auteur, Horacio Castellanos Moya, par la grande porte : ou plutôt, il l’a fracassée avec une telle verve que je n’ai jamais réussi à retrouver ce tour de force dans aucune autre traduction de ses autres romans, jusqu’à présent. Mais un seul, de cette teneur, peut suffire : depuis sa découverte il y a quinze ans, son impression vive ne m’a plus jamais quittée, non plus que Vega contre la bile de qui je m’amuse à lutter en permanence. Au rayon des romans à défoulement, il trône sur mon podium.

Extraits

« Moya, je ne comprends pas comment tu as eu l’idée de venir dans ce pays, de rester dans ce pays, c’est une véritable absurdité si ce qui t’intéresse c’est d’écrire de la littérature, cela prouve qu’en réalité ça ne t`intéresse pas d’écrire de la littérature, aucune personne s’intéressant à la littérature ne peut choisir un pays aussi dégénéré que celui-ci, un pays où personne ne lit de la littérature, un pays où le peu de gens qui lisent ne liraient jamais un livre de littérature Moya, même les jésuites ont fermé les cours de littérature dans leur université, ça te donne une idée, Moya, ici personne ne s’intéresse à la littérature, et c’est pourquoi les jésuites ont fermé les cours, parce qu’il n’y a pas d’étudiants en littérature, tous les jeunes veulent étudier le management d’entreprises dans ce pays, ça oui c’est intéressant, pas la littérature, tout le monde veut faire des études de management d’entreprises dans ce pays, en réalité dans peu de temps il n’y aura plus que des managers d’entreprises, un pays dont les habitants seront tous des managers d’entreprises, voilà la vérité, voilà I’horrible vérité, me dit Vega. »

*

« C’est à vomir, Moya, à se demander comment diable est constituée cette race aussi obtuse, aux goûts aussi ignobles. Il ne fait aucun doute pour moi que l’expérience que j’ai vécue au cours de ces quinze jours pourrait se synthétiser en une expression : la dégradation du goût. Je ne connais aucune culture, Moya, écoute-moi bien et souviens-toi que ma spécialité consiste à étudier les cultures, je ne connais aucune culture qui ait porté comme celle-ci à de tels niveaux la dégradation du goût, je ne connais aucune culture qui ait fait de la dégradation du goût une valeur, dans I’histoire contemporaine aucune culture n’a transformé la dégradation du goût en sa valeur la plus haute et la plus prisée, me dit Vega. Tu peux en faire l’expérience toi-même dès que tu poses le pied dans I’avion pour te rendre dans ce pays. C’est un voyage que je ne conseille à aucune personne aux nerfs sensibles, un voyage fait tout exprès pour mettre à l’épreuve tes nerfs, un voyage qui m’a entraîné dans une extrême et incontrôlable crise de nerfs. »

*

« J’ai demandé au taxi de m’amener au funérarium, rapidement, ma mère était morte la veille et on m’attendait pour l’enterrement. Et pendant ces quarante kilomètres qui séparent l’aéroport de Comalapa de San Salvador, pendant ce trajet au cours duquel le courant d’air qui pénétrait par la fenêtre de la portière m’a permis de me reposer et de retrouver une certaine sérénité, j’ai eu l’intuition d’une définition dont j’ai pu vérifier la totale exactitude au cours de ces quinze jours : le Salvadorien c’est ce flic que nous portons tous en nous. Ce chauffeur de taxi en était la meilleure preuve : il essayait de me soutirer le plus de renseignements possible, avec des questions sournoises qui m’ont fait craindre qu’il ne fût en train de se demander si ça valait la peine de me détrousser, me dit Vega. »

Horacio Castellanos Moya, Le Dégoût, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Les Allusifs, 2003 [10/18, 2005], 106 pages.

 

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