Les Abeilles grises est le dixième roman de l’ukrainien de langue russe Andreï Kourkov à avoir été traduit en France (avec aussi son Journal de Maidan, tous aux éditions Liana Levi. A partir du début de la guerre en Ukraine, il ne s’exprimera et n’écrira plus qu’en ukrainien). Un drôle de roman, plutôt décalé de l’actualité, puisque la tension y « couve », la guerre n’étant pas ouvertement déclarée encore.
Sergueïtch est né dans un village du Donbass et après une vie dans les mines qui lui ont silicosé les poumons, et un mariage raté avec la trop urbaine Vitalina qui repartira vite à Vinnytsia avec leur fille, il ne s’occupe plus que de ses abeilles au son des bombardements quotidiens. Il n’a jamais quitté la « zone grise », entre séparatistes pro-russes et Ukrainiens, et se moque de politique et de guerre, ne fait que la subir sans la fuir, en survivant sans électricité, dans son village en partie en ruines, grâce au rare ravitaillement, au troc occasionnel et à son seul ami, pourtant ennemi d’enfance, resté lui aussi au village. Deux uniques habitants, des soldats des deux camps qui viennent mourir dans les jardins ou s’inquiéter de leur santé, leur faire d’insolites présents… le décor est planté, qui prendra presque la moitié du roman à s’égrainer lentement, sous une menace diffuse, mal ou pas nommée, alors que l’hiver rigoureux se termine.
Aux beaux jours, Sergueïtch décide de s’octroyer un peu de bon temps : il attèle ses ruches à sa vieille bagnole et part pour la canicule de la Crimée, où il se connaît un ami apiculteur croisé il y a bien longtemps, le Tatar Ahmed. Au passage, il fera une escale tendue dans un village du Sud de l’Ukraine, où il séduira l’épicière et rendra fous de suspicion de jeunes tourmentés par la guerre, qui le voient comme un espion, un traître. Non sans mal (traverser les check-point russes en Crimée, se faire accepter par les locaux, Ukrainiens comme Tatars musulmans, qui ne comprennent pas sa provenance), son road trip caillassé subira quelques péripéties, douces, décalées, ou soudainement brutales : un peu trop pour notre homme, usé à 49 ans.
Voici donc la fameuse guerre en Ukraine, avant qu’elle n’éclate directement avec les Russes : le quotidien d’un homme simple et non engagé, au Donbass, né Russe mais Ukrainien de tempes, résigné et mutique, tourné vers ses abeilles et une paix de tombeau. De fougueux radicaux qui meurent sous la neige sans qu’on vienne les chercher, d’attachants officiers qui boivent peu et manifestent leur amitié d’un simple SMS : « vivant », tous les matins. Les jeunes Ukrainiens qui rentrent au pays les pieds en avant, alors que la population s’agenouille le long de la route, les Tatars de Crimée traqués et enlevés, qui disparaissent sans trace, et notre ours qui semble les traverser, invincible mais patraque, entre les balles et les rages, le taciturne au cœur brisé.
Le rythme lent, au goutte à goutte de l’écriture souple et très sobre de Kourkov pourra sans doute décontenancer ceux qui attendent le vif d’une action soutenue, ou la précision chirurgicale d’une analyse géopolitique franche. En revanche, si vous permettez que la fantaisie assourdie par un deuil permanent vous enveloppe, il vous ouvrira le chemin d’un pays presqu’inconnu avant le conflit ouvert avec les Russes, dans cette ambiance glaciale de surveillance permanente, de suspicion, de combats lointains dont on ne semble palper que les cercueils lorsqu’ils reviennent, avec la disparition pour compagne.
Andreï Kourkov, Les abeilles grises, traduit du russe (Ukraine) par Paul Lequesne, Éditions Liana Levi, février 2022, 400 p.