Qui peut bien avoir poignardé ce petit garçon de six ans, abandonné sur un terrain vague dans la zone grise du Donbass déjà en proie à la guerre entre séparatistes pro-Russes et Ukrainiens ? C’est ce que veut découvrir le colonel Kavadze, décalé et amer. Nous sommes alors en 2018. Voici quatre ans que la guerre du Donbass a commencé.

En partant à la rencontre des drôles d’habitants de ce coin dévasté, « ceux qui restent » et dont il ne s’intéresse plus aux raisons – toujours les mêmes – l’homme mène une enquête aux racines du mal. Des fantômes de l’Afghanistan et leurs soldats ramenés dans des cercueils de zinc à leurs mères et épouses, jusqu’aux trafics divers qui dirigent l’anarchie d’une zone de guerre installée, en passant par la condition partagée des femmes de l’ex bloc soviétique à qui les hommes sont enlevés par la prison, la guerre et l’alcool, la difficile enquête entreprise par le personnage de Benoît Vitkine, grand reporter français décoré du Prix Albert-Londres en 2019, vaut aussi bien pour sa qualité littéraire exquise que pour sa cartographie du Donbass.

Le cœur de ces habitants partagés entre patriotisme et nostalgie s’y dévoile au gré de dialogues savoureux, plus vrais que nature, dignes de la puissante maîtrise et de la grande compassion qui animent leur auteur. On appréciera de plus sa facilité à se fondre dans un univers de déjante – ce pays défoncé et fracturé,  et qui m’apparaît comme le réservoir de profils les plus résolument badass de cette décennie. Vitkine admet d’ailleurs volontiers avoir puisé une partie de  son influence auprès de l’enfant terrible des lettres contemporaines ukrainiennes, Serhiy Jadan, rockeur poète, sosie de Benoît Poelvoorde, et plus précisément de son road-novel La Route du Donbass traduit en France aux éditions Noir sur blanc.

Le traumatisme de guerre, les procédés narratifs audacieux, les tirades surchauffées qui mêlent cœur de l’homme et connaissances géopolitiques valent toutes les embardées géopolitiques que nous proposent parallèlement à l’intrigue les personnages : en Afghanistan, en Arménie, en Crimée, en Russie… partout le chaos des instables a abattu la bride de ce qui nous constitue tous de plus sauvage, entre perdus, amputés du bonheur, abreuvés et fiers, blessés et catatoniques.

Enfin Benoît Vitkine comme peu d’autres nous a avertis, il nous a conviés avant la guerre sur la brèche fumante de l’Ukraine fracturée. Le lire, même maintenant, même trop tard, n’est pas perdu et au contraire: il ne s’agira plus ensuite de faire comme si nous n’avions pas la possibilité, ni les éléments psychologiques et politiques de saisir ce que chacun attend et cherche, là-bas, pourquoi ils restent, se battent, ne veulent rien négocier. Il serait même peut-être de nouveau temps de rêver que ces obstinés nous infectent un peu de leur fièvre.

Il n’existe pas tant de bons livres écrits par des Français qui comprennent quelque chose aux deux camps et se piquent de nous raconter leurs histoires bien humaines plutôt que de nous dire obligatoirement quoi penser de la grande avec sa majuscule et nous interdire encore et toujours d’aller voir chez les gens. A en croire les rachitiques réactions du citoyen français lambda ne s’informant que par les brèves, nous serions, face à une guerre, tous condamnés à la raison de la logique politique pure et de notre bon bénéfice matériel, comme seule posture digne. « Nous n’avons pas tous les éléments pour juger, c’est plus compliqué que cela » m’entends-je répondre plusieurs fois par jour par ceux qui ne creusent rien et donnent leur opinion à l’emporte-pièce sur tous les autres domaines. A croire que nous sommes tous, individuellement, en période électorale, où le moindre faux pas serait une catastrophe pour ses sondages !

Les postures et contre-postures de ceux qui veulent régner sur leur cercle d’influence à coup de massue intellectuelle n’ont jamais été aussi crispées, visibles et laides.
Raison de plus pour lire les journalistes qui préfèrent être écrivains.

Benoît Vitkine, Donbass, Le Livre de poche, 2021, 320 pages.

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Marion Messina achève sa mission sans l'indélicatesse de nous condamner à nous positionner bassement. Elle expose, pour nous délivrer tous, ce qui dégrade, humilie et rejoint l’abject sans ciller.

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