À propos de
La Conférence des oiseaux, de Farid-ud-Din’ Attar, traduit du persan par Manijeh Nouri-Ortega, adapté par Henri Gougaud, Points Seuil, coll. Sagesses, 2010. (CO)
Et de American Black Box, de Maurice G.Dantec, Albin Michel, 2007. (ABB)
« Au premier jour des temps Il fit des monts les clous qui fixèrent la terre, sur elle Il répandit les eaux des océans et la rendit ainsi foisonnante et féconde. Il posa l’univers sur le dos d’un taureau. Il posa le taureau sur le dos d’un poisson. Sous le poisson n’est rien. Sur l’absence de tout repose toute chose. Dieu maintient tout sur rien. De l’atome aux soleils, tout est signe qu’Il est. » CO, p 17.
« La misère actuelle du monde peut prêter au rire, à l’incompréhension ou à la tristesse. Quand les trois se combinent, c’est le signe que le désespoir est absolu. » ABB, p 549.
Attar « le parfumeur » est un grand poète d’Iran. Travaillant dans la boutique de son père, à la fin des années 1200, il recueille les confidences de ses semblables dont la tristesse et le désarroi le consument au point qu’il cherchera toute sa vie, jusqu’à sa mort brutale par décapitation lors de l’invasion Mongole, à les réconforter et les unir. Sunnite d’abord, il se convertit sur le tard au chiisme et l’extrémité de sa branche, le soufisme. Il en revêt le manteau de laine blanche et compose, parmi d’autres œuvres poétiques et théologiques, cette Conférence des oiseaux, destinée à montrer le Chemin périlleux qui conduira à la rencontre finale, intériorisée, obtenue grâce à l’ascèse et l’amour. À l’instar d’un Marc Aurèle ou d’un Plotin avant lui, il ordonne de creuser à l’intérieur, dans les profondeurs de l’égo, avec sévérité mais prudence, humilité et vaillance, tout en faisant montre d’une acuité tout à fait permanente aux manifestations externes, globales du Divin. Car Dieu, au IIe, IIIe ou XIIIe siècle, n’est pas encore mort, et, pour reprendre les mots du très fin E.R. Dodds, dans son intense Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse, « la foi dans un avenir miraculeux est une chose plus difficile au XXe siècle qu’elle ne l’était au IIIe. »
Le divin existe alors, mais encore faut-il s’en montrer digne, et le chercher sans relâche. Ce que le monde actuel ne veut plus entendre, ne peut plus entendre, c’est qu’après des siècles de philosophie, de progrès, de science et de psychanalyse, les seules réponses concrètes à tous leurs maux n’ont jamais cessé de se trouver, depuis la nuit des temps, dans ces trois simples injonctions : « Patiente, aime et endure. » Et pour ce faire, correctement, pour toucher l’indispensable efficacité du remède, il te faudra accepter, combattre et apprendre. Le plus inadmissible étant que cela sera probablement lent, et bien souvent pénible. Mais quel accomplissement, progressivement, quelle sérénité parfaite baigneront la plupart de tes heures occupées à plus grand que toi…
« Un nouvel oiseau s’avança. Le bec pâle, il dit à la huppe :
– Je manque de force, d’allant, de vrai désir, de volonté. J’ai vécu effrayé de tout, agrippé à ma part de monde. Mon âme est une nuit de deuil. L’angoisse a fait son nid dedans. Le bonheur ? Il m’est étranger. Je passe mon temps à trimer dans une fabrique à chagrins. Ajouter mes propres entraves aux mille piège du Chemin, je ne m’en sens pas le courage. J’aurais bien aimé, croyez-moi, entreprendre ce beau voyage, mais vraiment, mon cœur ne veut pas. » CO, p 146.
« La raison sait beaucoup, l’amour ignore tout. Il est comme un enfant penché sur l’alphabet, il va sans savoir où, perdu dans l’indicible. » CO, p 77.
La huppe, qui a elle-même rencontré ce roi Simorgh après multiples dépouillements et transformations, rassemble tous les oiseaux de la terre afin de les convaincre d’entreprendre ce long voyage vers le salut, et le cœur, la source. Ils devront traverser sept difficiles vallées. Mais avant toute chose, elle doit réussir ce défi de taille : les convaincre de partir. Elle va donc déployer des trésors de philosophie et d’argumentation, tout en étayant chaque réponse donnée à chaque objection, et elles seront nombreuses, d’une myriade d’anecdotes, allégories et contes venant soutenir sa ferveur.
« La route était là devant eux, mais ils n’en voyaient pas le bout. Le vent soufflait, le vent hurlait :
– Il faut se suffire à soi-même ! » CO, p 91.
« Je me suis comme senti obligé de ne pouvoir être accepté ici, en Amérique du Nord, et plus particulièrement au Québec, et je ne serai plus jamais accepté dans ma patrie d’origine. Non seulement j’ai brûlé mes vaisseaux mais aussi le port d’arrivée en son entier. Personne ne pouvait m’en empêcher, je l’ai donc fait. » ABB, p 273.
« Si tu veux bien, soyons précis. À combien de journées de marche est ce lieu où tu nous conduis ? La huppe répondit : – Sept vallées nous attendent. Au-delà est le seuil du palais de Simorgh. Combien de jours de marche ? On ne peut le savoir. Personne en vérité n’est revenu inscrire son chemin sur une peau de chèvre. Ceux qui s’en sont allés, l’horizon les a pris. Ils ont tous disparu. » CO, p 208.
La vallée de la Quête
« Lorsque tu atteindras la vallée de la Quête, mille et mille soucis te gâteront la vie. Des années de travail t’attendent. Rien n’ira comme tu voudras, tu devras renoncer à tout. » CO, p 210.
Ce terrible Réajustement… Les multiples tâtonnements dans le noir finissent par trouer de faible lumière des domaines multiples qu’il a fallu revoir de fond en comble. Lire, apprendre, demande d’appliquer, d’incarner. Il faut apprendre à abandonner ceux qui refusent de suivre, trancher les chaînes qui nous empêchent. Il devient impensable, jusqu’à la brûlure insupportable de ne pas être là où la Quête nous porte, de se taire, de supporter les jougs dont on aperçoit déjà les trop grosses ficelles. C’est dans cette première étape que l’exil prend toute sa mesure, il faut s’isoler pour protéger les maigres forces qui commencent à se former, encore mal assurées, qui risqueraient gros sous l’orage ignorant. Il faut s’aventurer vers l’hostile, l’égout, être bien certain de ne pas y avoir laissé la pépite d’or qui payera le trajet.
La vallée de l’Amour
« Le feu seul traverse le feu. Change-toi donc en torche vive si tu veux courir ce pays. Amant, rebelle débridé, incendie tout ce qui se risque à la rencontre de ta vie ! » CO, p 217.
Réapprendre à aimer plus que soi. Savoir donner son amour aux personnes, aux causes dignes de le recevoir dans toute sa puissance non simulée, savoir le refuser aux autres. Défendre sa torche dans les glaciers. Je répondais à un ami qui me faisait part de son incapacité à poser des mots pour écrire avec ses tripes : « écris comme si tu étais devant le tribunal qui va te condamner au bûcher, touche leur cœur en dépouillant le tien de fausses poses, c’est ta dernière tirade, alors, alors, que vas-tu leur dire pour ta défense ? »
Mais plus encore, écris comme si l’on allait brûler la personne que tu aimes par-dessus toi, dans cette urgence sanguine de proférer les mots dont la performance dressera un bouclier autour d’elle. Tu n’as que tes mots, admettons que tes poings soient liés. Sauve-la. Sauve-toi.
Il n’est pas nécessaire, ni souhaitable, de chanter littéralement son amour. Chacun de tes écrits, chacune de tes paroles doit en son cœur caché charrier cet amour inaltérable que tu portes à ce ou ceux qui le valent. Tout écrit, toute parole leur sont ainsi directement, et exclusivement adressés.
« C’est quand on sait que la vie sur Terre n’est qu’une étape tragique, nécessaire, magnifique, unique, que l’on est prêt à mourir pour un être qu’on aime au-dessus de tout. » ABB, p52.
La vallée de la Connaissance
« Au bout du compte qu’advient-il ? L’un ne découvre qu’une idole, l’autre la maison de Dieu. » CO, p 226.
« Mon amour minéral m’attache au flanc des monts, mille chagrins m’assaillent et déchirent mon cœur, mais il n’est pas d’ami plus puissant et constant que la merveille dure. » CO, p 43.
Gaëtan Flacelière lui-même en chemin, parmi beaucoup d’autres de ses courriers intelligents et précieux m’envoie celui-ci (reproduit bien entendu avec son autorisation) :
« Dis-moi, est-ce que parfois tu ne te sens pas perdue entre les lignes ? Je veux dire, bouffée par ces millions de lignes, sans parvenir à les trier, les agencer, en tirer quelque essence ? J’ai cette sensation, souvent, que l’oeuvre humaine est trop immense pour un être du 21e siècle… Ces piles et piles sont déprimantes. Peut-être aurions-nous été plus heureux au 17e siècle, quand l’ensemble du savoir tenait dans une encyclopédie de 300 pages. We shall be as gods, comme dirait Nietzsche, aujourd’hui, nous ne pouvons qu’essayer de tenir qu’un unique grain pour une gigantesque plage. Condamnés à l’ignorance. Sans réussir à réellement choisir. J’ai l’habitude de remiser les livres lus à la cave, de ne garder que ceux que je dois lire, ce qui fait plus de trois grosses bibliothèques. Cela me donne le tournis. En établissant une moyenne, assez optimiste, de 200 pages lues par jour, il me faudrait entre quatre ans et six ans pour les lire. Parfois, je pense à arrêter d’acheter, de compiler, de compléter, pour me concentrer sur ces 500 ouvrages, en autarcie, sans m’intéresser à ce qui se publie ou ce qui a été écrit d’autres sur les mêmes sujets. »
Ce à quoi je lui réponds :
« Oui oui oui, tout à fait.
Je me sens un bébé parmi les titans. La panique régulière est un constituant fondamental de toute personne sérieuse. Fréquenter des gens comme Juan ou toi peut réactiver momentanément la panique de ne jamais se sentir au niveau. Essayer, ne pas se décourager, tout tenter pour tisser une toile tout à fait unique, puisque mêlée de Nazianze comme de la série Fringe, ce qui était donc impossible au 17e siècle, m’intéresse au plus haut point. Ne pas tout lire, non, mais faire quelque chose de tout ce qu’on lit, voit, vit, est. L’écriture seule peut
le permettre, pour avoir tenté beaucoup d’autres domaines. Mon angoisse à moi, qui m’a fait tenir ce blog, c’est la mémoire. C’est devoir relire en plus de lire. C’est perdre des impressions réelles, des moments, des gens, je voudrais tout consigner. Mais je me sens sur une voie hautement sécurisée, je me suis longtemps dispersée et tout soudain semble commencer à se mettre en place, d’une façon qui m’échappe parfaitement. Je ne suis plus désespérée, ni perdue, je sais. Quoi qu’on en dise, nous savons, Gaëtan. Rien à foutre des piles, je les encourage probablement de façon suicidaire, je ne me sens bien qu’au milieu de milliers de livres non lus.
Mais ce que je sais, je ne sais pas d’où je le sais, et cette primitive connaissance me fascine, qui s’éclaire quand je lis un bon livre qui me dit « tiens, ce que tu pressentais, je viens de te le dire clairement. » C’est grisant, plus que cela, cela m’implique dans un grand schéma qui ne peut donc exclure aucune spiritualité.
Je suis partisane du doute accompagné de poutres de certitudes solides, elles-mêmes érigées par cette connaissance primitive, ou « bon sens », dont je ne sais rien des origines, ou si peu. Oui c’est dingue, et plus tu mêles les supports (séries, musiques, arts etc), plus tu charges ta structure de multiples références, j’ai eu souvent peur de m’écrouler complètement, perdre la raison, tout ça. Ou alors exploser sous les affects délivrés, étant peu calme de nature.
Mais finalement, ça me leste, empêche la dispersion dans l’air, me force à la concentration, et c’est pour cela que je suis peu méthodique, mais inquiète par ce qui me contraindra autrement que par l’envie pure d’aller chercher ma dose…. j’ai fini par arrêter, oui, tout ce qui prenait le contrôle sur moi, j’ai besoin de toute ma disponibilité et vigilance pour accueillir toutes ces lectures, n’oublie pas que nous ne parlons pas de bluettes gentilles, la plupart du temps… »
La vallée de la Liberté solitaire
« La quatrième vallée est nommée Liberté solitaire. On y découvre l’art de se tenir debout, sans maître ni tuteur. » CO, p208.
La plus dure à arpenter, à l’heure invraisemblable des amitiés métastases par affinités pré-sélectionnées par moteurs de recherche. Nous y sommes, compagnons, à cette solitude qui ne porte jamais son nom, qui nous enferme avec nos « semblables ». Nous y sommes, mes amis, à cette séparation irréparable, car moi, je ne supporterai pas de vous partager avec le premier pixel venu répondant aux critères listés sur le côté. Au jeu du « à prendre ou à laisser », j’ai fini par ne plus rien souhaiter de quiconque. Et fus largement exaucée.
L’extrême fragilité des liens ne suffisent plus à tisser ces réseaux que l’on appelle pourtant, visiblement, et plus que jamais, de nos vœux. La mondialisation simultanée des rapports nécessite un entraînement de spartiate pour ne pas disparaître dans la multitude, ou, bien au contraire, pour consentir parfaitement à disparaître de cette foire aux profanes rois.
Je me suis remise de tous mes chagrins d’amour, je crois. J’ai appris, c’est le jeu, à conquérir, à perdre. Je recommencerai, puisque rien ne dure de ces flambeaux superbes.
J’ai trouvé plus déchirant, pourtant. Je tente, dans cette vallée, de me remettre péniblement de la perte irrémédiable de tout espoir de retrouver un jour un clan, une tribu, des alliés. Ils m’ont été arrachés et furent dissous par une arme de destruction massive impossible à juguler : la fabrication quotidienne, exponentielle, de milliers de faux-amis étouffant toute possibilité de retrouver les siens. Je refusai de me plier aux courbettes lissantes qui plairaient à vos multiples nouveaux amis, clones à cerveau unique, je vous les laisse donc, ces précieux profils dont vous ne saisirez que trop tard la face hideuse.
Tout « ami » produit par la Machine est une aberration dont j’essaye de penser que la greffe pourrait tout de même, par accident, prendre. Ils me seront tous, sans exception, repris, il est d’autant plus nécessaire d’apprendre à vivre sans eux.
Dans ce climat que le XIIIe siècle n’aurait jamais pu prévoir, la Liberté solitaire me semble au contraire, et plus que jamais, une étape vitale de rattachement à des maîtres, des tuteurs qu’on ne rencontrera jamais, d’un autre temps, celui qui ne partira plus, ne pourra pas trahir.
Mais, tous autant que nous sommes, je ne nous pardonnerai jamais cette infecte prostitution à la Toile. C’est la plus grande douleur que j’ai dû supporter sur mon chemin, celle qui continue régulièrement à assécher ma joie, mon espérance, et une loyauté que je tente toutefois de préserver envers certains, envers et contre tout et tous, donc, de plus en plus nombreux.
Accepter d’être fidèle à ceux qui ne le sont pas est probablement la plus contraignante des démonstrations amicales (et probablement amoureuses, de plus en plus) de notre siècle débile.
C’est mon immense incohérence, mon paradoxe sordide. Longue, interminable me semble cette vallée avant l’évidence.
L’acte le plus éclatant de cette étape devra consister j’en suis sûre, en ce qui me concerne, à lacérer cette Toile maudite une dernière fois pour ne plus jamais y revenir. Je serais ainsi enfin et seule, et libre.
« Les grandes amitiés ont ceci d’insupportable qu’on ne peut être trahi que par elles. » ABB, p 66.
La vallée de l’Unité
« Un homme interrogeait un fou. – Qu’est-ce que le monde ? Explique-moi ! – Le monde, lui répondit l’autre, est fait d’infamie, de vertu, de mensonges, de vérités. Imagine un palmier de cire au feuillage multicolore. Pétris-le. Ses teintes se confondent. Elles étaient cent, n’en reste qu’une. Quand vient l’Unique, le deux meurt, et l’on ne peut plus conjuguer ni je, ni tu, ni nous, ni rien. » CO p 241.
L’étape mystique par excellence. L’empathie, l’attention perpétuelle. Je n’en sais que trop peu encore. Je suis bloquée au-dessus.
La vallée de la Perplexité majeure
« La sixième est obscure. » CO, p 208.
Elle constitue les trois quarts de notre temps humain.
La vallée de l’Épuisement
« La septième est nommée (que l’Aimé t’y protège !) la vallée de l’Épuisement. Tu découvriras là l’infinie pauvreté des perdus sans espoir. Au-delà, tu n’as plus la force d’avancer. Tu te sens attiré, appelé par l’Ami, et tu ne peux plus rien, ni Le voir, ni L’atteindre. La moindre flaque d’eau te semble un océan. » CO, p 208.
Au terme de laquelle, fréquemment, l’on ne peut même plus parler. À peine écrire. Et il faudra à nouveau tout recommencer, la nuit, je l’espère, je le sais, portant conseil.
« Personne en Occident, et encore moins en France, n’a encore pris pleinement conscience de cet infime détail : l’heure de la récréation est terminée. » ABB, p 243.