« Pourquoi l’Amérique est-elle si différente, et qu’est-ce qui fait de nous le pays le plus violent du monde occidental ? »
Bloodbath Nation, paru en 2021, est un livre illustré par les photographies de Spencer Ostrander qui ne montrera rien, traquant l’histoire familiale de Paul Auster dont on ne lui a rien dit, sur la piste de tueurs de masse qu’on ne nommera pas. Pays de sang aujourd’hui traduit en France par Anne-Marie Tissut, est un livre hanté, de vide et de honte.
« Le rapport de l’Amérique aux armes n’a rien de rationnel. »
Prenant le pouls de son grand pays épuisé, alors qu’on y recense une tuerie de masse par jour, l’écrivain new-yorkais remonte la source du bain de sang qui les constitue, lui et les Etats-Unis, depuis leurs origines, empruntant cinq accès personnels et furtifs. Pour dire la honte, il choisit la sobriété d’un aveu suivi de la pudeur d’une synthèse factuelle.
A la fin de chaque brève partie, un cahier de photographies en noir et blanc de Spencer Ostrander part sur les traces de trente récentes fusillades dans tout le pays : sur ces lieux sanctuarisés pour la plupart, oubliés pour les autres, la banalité a repris ses droits. De la même manière qu’on peut difficilement lire le Mal sur le visage d’un inconnu, de ces lieux ne provient rien qui puisse les distinguer du reste. Sans la courte légende, donnant la date et le nombre de victimes qui y finirent, ces photographies n’auraient pour ainsi dire aucune signification.
Dans la première partie, Auster, qui a attendu la mort de son père pour se livrer, avoue les racines sanglantes de son histoire personnelle. Nous comprenons par cette entrée que le récit va tourner autour des armes : les armes et ce qu’elles font de l’enfance. Dans la deuxième partie, Auster est jeune homme, il raconte son passage par la marine marchande et la rencontre de deux amis affectés chacun dans leur genre par l’utilisation d’un fusil. La question, en pleine guerre du Vietnam, divise tout le pays : se construire en homme, oui, mais de quel côté du canon ? Dans la troisième partie, Auster se quitte et fournit quelques pages de faits de société actuels et de chiffres, statistiques, rapprochement avec les voitures (deuxième indice de puissance américain avec les armes) puis déplie cette « histoire de la violence par les armes à feu » à proprement parler, promise dans le sous-titre du livre : quinze pages pour terminer sur ses propres doutes à propos d’une éventuelle interdiction du port d’armes (donnant son analyse critique de la Prohibition) : c’est rapide, concret, mesuré… pétri d’urbanité.
« De moins en moins de personnes achètent de plus en plus d’armes. »
Dans la quatrième partie, nous faisons la connaissance du médecin urgentiste et poète Frank Huyler, ami de l’écrivain : cette partie paradoxalement plus littéraire s’intéresse aux dégâts provoqués par une balle dans un organisme, qu’il y succombe ou non. Ces considérations médico-légales sont accompagnées de tentatives poétiques de circonscrire l’absurdité de ces fusillades « au hasard », aussi néfastes pour la victime que pour l’intégralité de son entourage à jamais bouleversé, perpétuant l’épidémie d’organismes violents se nourrissant de ses propres dévastations pour une escalade sans fin de justification (le premier argument de la NRA étant d’être armé pour faire face… à ceux qui le sont). C’est à la fin une société entière construite sur le grief et le deuil, dont nulle partie n’échappe à la confrontation, dans son existence, avec les conséquences d’une fusillade. Se fait jour un parallèle assez pertinent : les auteurs de tueries dites de masse (donc à partir de quatre victimes prises à peu près au hasard, bien que sur le lieu d’une cible ou de plusieurs cibles cristallisant la haine du tueur), opposent leur solitude profonde et incurable à la recherche du plus grand nombre de victimes possibles. La volonté désespérée de faire corps, de se fondre dans la masse, passe ici par l’accumulation littérale des cadavres. Faire société avec des morts, voilà donc le projet qui semble rassembler ces soldats autoproclamés qui prennent les armes contre leurs dissemblables.
« La peur mêlée à la violence, et des balles comme arme de premier recours. C’est une combinaison qui traverse tous les chapitres de notre histoire et reste un fait essentiel de la vie en Amérique aujourd’hui. »
Mais inutile de pousser trop loin une analyse hors de portée : de cette violence, on ne sait rien, on ne comprend rien, ou plutôt, on fait mine de ne pas comprendre que les indices de réussite colportés par des médias en autosatisfaction permanente et d’une arrogance qui ne reconnaît que le chiffre, étouffés par une prolifération de sectes religieuses qui engloutissent toute nuance et asservissent à un clan, se retournent contre une société à bout de souffle – ce qui n’est pas un vain jeu de mots après la pandémie de Covid-19 et les remous politiques faisant suite à l’éviction de Trump au pouvoir.
Dans une dernière partie, Auster rappelle également que la haine et les armes n’ont aucun camp, aucune couleur : en rapprochant les « urbains, noirs et radicaux » des Black Panthers des « ruraux, blancs et conservateurs » typiques d’un certain nombre de tueries, il rappelle la mythologie fondatrice de tout un pays, contre laquelle il est pratiquement inutile aujourd’hui de vouloir lutter, à savoir que l’arme est un moyen d’autodéfense dans une jungle qui ne fait aucun cadeau, mythologie directement héritée des premiers colons qui avaient l’obligation de prendre mousquet dès leur majorité.
Avec cette fois-ci un brin de provocation, il estime que l’Allemagne nazie a pu guérir en reconnaissant ses crimes et en supprimant ses monuments érigés au nazisme, ce que les Etats-Unis sont très loin d’avoir commencé, prolongeant ainsi leur agonie chaotique, individuellement repentante, mais collectivement amnésique. Un tel passé de conquêtes sanglantes et d’esclavagisme, menant à un quotidien jonché de suicides, de justice soi-même et de fusillades d’enfants ou d’adultes au hasard demande une remise en question profonde et une refonte de ses fiertés : c’est aujourd’hui un postulat qui prend tout son sens lorsqu’on connaît bien l’histoire de ce pays.
« Griefs familiaux, griefs conjugaux, griefs sexuels, griefs professionnels, griefs institutionnels, griefs politiques, griefs ethniques et raciaux (crimes de haine), et, tandis que l’épidémie de tuerie de masse continue à se répandre, l’ambition, chez beaucoup de plus jeunes tueurs, de surpasser les scores établis par leurs prédécesseurs, pour battre le record et obtenir célébrité et gloire éternelle en devenant le plus grand tueur de masse dans l’histoire américaine. Les réseaux sociaux grouillent de fanfaronnades de ces aspirants destructeurs qui s’apprêtent à accomplir leur version du massacre armé dans une école, une université, une église, et en lisant leurs messages, on comprend que l’annihilation d’inconnus s’est changée en sport de compétition, sinistre nouvelle variante de la performance artistique contemporaine. C’est le cadeau dernier cri de l’Amérique au monde, note de bas de page névrotique aux prodiges antérieurs que furent l’ampoule à incandescence, le téléphone, le basket, le jazz et le vaccin contre la polio. Nos amis des continents éloignés assistent au spectacle dans l’horreur et la perplexité, non moins consternés que nous ne le sommes quand nous lisons des récits de mutilation génitale d’adolescentes ou de lapidation à mort d’épouses accusées d’infidélité par leur mari. »
Malgré son sujet explosif et passionnant, le tout de ce drôle d’ouvrage donne toutefois une impression de malaise poli. Le ton équilibré d’Auster, s’il déroute, dénote et se fait accueillant. Loin d’être inutile, ridicule ou naïf, écueils que l’on aurait pu attendre, il est à bien des égards redoutablement efficace par sa concision. Cependant, en dehors de rares passages plus « écrits », quelque chose refuse : la rage est contenue, le chagrin n’effleure pas, les convictions s’effacent, l’écrivain semble absorbé par son sujet qui « l’absente ». La sidération enveloppée d’une lente résignation ne permet pas à son appel d’être bien entendu. Quant aux éléments dits « d’histoire », ils sont si sommaires qu’on n’en apprendra peu. D’introspection plus philosophique, ou de descente dans les tréfonds de l’esprit meurtrier, il n’y en aura pas non plus.
Si l’on saisit parfaitement ce choix d’ellipses et de pistes lancées sans développement comme le font aujourd’hui tous les « tracts » dont les éditeurs de sciences humaines se dotent actuellement, comprenant peut-être que le lecteur ne dispose plus d’aucune concentration de plus d’une heure, nous restons largement sur notre faim. Pas de réponses, pas de solutions : retour au fond du bain.
Mais c’est tout entendu, pourtant : c’est dans la littérature violente des Etats-Unis que se tapit la cruelle vérité, cette littérature unique en son genre puisque confrontée en permanence à des fosses septiques aussi profondes que sa nature est « titanique » (comme dirait Thoreau) tandis que l’Européen cultive, lui, tranquillement, son déni de ces forces et son observation plate, dépitée et jalouse d’un pays qu’il cherche plus à singer qu’à comprendre. Dans sa littérature, et peut-être en levant les yeux vers ses ciels, ainsi que le propose un ouvrage écrit de main de maître par Alain Cueff, Ciels d’Amérique (1801-2001) dont je dévore actuellement les premières parties. Cette imposante somme qui analyse le rapport des Américains à leur ciel et ce qu’il promet depuis leur regard de futur colon anglais jusqu’à la dévastation de l’empire WTC promet d’en dire bien plus, bien plus largement, sur les attentes violentées des idéalistes se transformant en brutalités radicales. C’est une autre histoire, tout en restant la même…
Paul Auster, Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Marie Tissut, Actes Sud, 2023.