• Contient six portraits de marginaux de Llewelyn Powys, Soliloques d’un ermite de Theodor Francis Powys, L’Art du discernement, Nietzsche, Oscar Wilde, Emily Brontë, et Jugement suspendu de John Cowper Powys, choix, traduction et notes de Patrick Reumaux.

« Un jour viendra où tout le monde sera forcé de vivre comme le souhaite son voisin le plus terne. »
Theodore Francis Powys, Soliloques d’un ermite

« Le vulgaire se méfie autant de l’imagination que du génie sous toutes ses formes, et cette nouvelle doctrine d’une littérature largement et purement « humaine » où l’âme générale de l’humanité peut s’exprimer une fois purgée de la couleur locale des sensations et des élucubrations des hommes de génie, est tout à fait le genre de chose qui flatte la foule sans discernement. »
John Cowper Powys, Jugement suspendu

Quelle famille, quel délice d’esprit et de lettres, que ces Powys ! Et quelle fantastique idée d’avoir rassemblé ces trois frères qui chacun prirent de leur côté la plume pour une trajectoire intellectuelle leur valant aujourd’hui encore des honneurs, dirons-nous égaux ? au lecteur de juger.

L’écrivain-naturaliste Llewelyn (je reviendrai bientôt sur son étrange et fracassant récit de séjour au Kenya paru en début d’année chez Klincksieck), l’écrivain-prêtre Théodore Francis (dont les Soliloques d’un ermite publiés en 1916 et encore jamais traduits en français composent l’essentiel des Parias) et l’écrivain-philosophe John Cowper (aux lumineuses intuitions d’essayiste en plus d’une œuvre romanesque fournie) descendent par leur mère Mary du poète maudit William Cowper, figure éminemment romantique et auteur du poème … Le Paria. Nous en apprendrons par nous-mêmes les invraisemblables tourments dans la vignette biographique que lui consacre Llewelyn Powys au début du recueil. C’est sous cette marginale tutelle qu’ils vont grandir, auprès d’un père pasteur.
Les trois Powys ont tissé chacun à leur façon, toute leur œuvre durant, la grande étoffe de l’être à part, fine et mêlée, résistante à toutes les médiocrités des « gens du commun » qui piquent, persiflent, rôdent et abrutissent. Que ce soit par les vivants portraits de Nietzsche ou d’Oscar Wilde de John Cowper Powys, par la confession du solitaire frugal et détaché que fut Theodore Francis, ou par la sainte simplicité de Llewelyn, portraitiste d’existences anonymes – ou presque – mais singulières, tout nous indique le chemin de traverse qu’empruntent, non sans péril, les anarchistes de l’âme. Mais pour les trois, malgré les parts assumées d’une ombre tenace jamais niée, la force vitale toujours l’emporte et le combat, troublant, vaporeux, de ces hommes qui ont décidé qu’ils ne se feront déborder par aucune menace de séisme malin nous stimule et nous fait prendre parti pour eux. « Je ne souhaite pas être le tombeau d’une étoile qui meurt » dit somptueusement l’ermite Theodore qui a pourtant choisi une existence des plus austères. Tant il est vrai que « plus nous traquons loin, en les tirant de leur brouillard crépusculaire, nos désirs et nos répulsions secrètes, plus nous devenons obscurs à ceux qui nous sont proches », avance, plus loin, John Cowper.
Dans les traductions essentielles de Patrick Reumaux qui ne nous expliquera pas plus, ni en préface ni en postface (inexistantes) ce que nous devrons y trouver, nous plongeons au cœur des essais des Powys avec une gourmandise et un plaisir infinis. Mention particulière pour L’Art du discernement et Jugement suspendu de John Cowper Powys, petits bijoux sur la défense d’une éthique de lecteur et critique qui ne nous attrape jamais par le bord que nous guettions, et nous ouvrent les bras en fin de volume comme pour nous réassurer, en une poignée de pages aussi impertinentes qu’inspirées sur ce que nous devenons, à force d’emprunter ces passages moins fréquentés : de silencieux accueillis. Auprès de ces savants observateurs, infatigables chercheurs de petites bêtes et de grandes idées, à la fin d’une randonnée d’esprit guidée par un mutique passeur, qui nous a simplement conduit à la claire vue de ce qui se tenait là mais qu’on n’avait pas encore vu autour, mais surtout en soi, nous sommes arrivés chez nous.

« Je n’aime pas haïr quelqu’un de trop près. Il doit y avoir suffisamment d’espace entre un homme et son voisin. »

« Je ne suis pas ici pour bien ou mal faire, ou pour donner des leçons ; je suis ici pour vivre. Et j’ai découvert où se cache le plaisir de vivre. »

Theodore Francis Powys, Soliloques d’un ermite

« La critique, dans le domaine de la littérature ou de l’art, n’est qu’une main morte posée sur une chose vivante, à moins qu’elle ne suscite en nous une réponse, l’objet faisant vibrer la corde de la réciprocité. Pour être de quelque valeur, la critique doit mettre à plat la totalité de notre nature organique, une sorte de partage sacramentel, impliquant les sens et ľâme, le pain et le vin d’un « nouveau rituel ».
La parole ou ľécrit expliquant comment nous ressentons la chose offerte est tout à fait secondaire.
Voici l’essentiel : ce que nous ressentons eu égard à la nouvelle touche, au style nouveau, doit être une passionnante plongée personnelle dans un élément qui, pour ainsi dire, paraissait nous « attendre », prêt à nous accueillir dans une harmonie prédestinée. […]

Ce manque d’intérêt pour une nouveauté donnée, qui est non seulement légitime mais recommandé si l’on veut préserver les contours de l’identité contre la violence d’une intrusion étrangère, devient un pur gaspillage d’énergie quand il est transmué dans de laborieux principes de rejet.
Donnez-nous, ô dieux, pleine liberté de passer avec indifférence notre chemin. Donnez-nous même l’illumination d’une haine sans borne. Mais délivrez-nous – au moins – de l’hypocrisie d’une condamnation légale ! »

John Cowper Powys, L’Art du discernement

 

John Cowper, Theodore et Llewelyn Powys, Les Parias, essais choisis et traduits par Patrick Reumaux, Le Bruit du temps, 2022, 270 pages.

Pour poursuivre la route ensemble...
« Oublier les chiens de la peur » – John Cowper Powys, L’art d’oublier le déplaisir

« Pour les plus intelligents d’entre nous, c’est sans doute le devoir d’affronter la vérité déplaisante, et non pas celui de l’éviter, qui a engendré le plus grand nombre de désastre. » John Cowper Powys, écrivain-philosophe gallois, est mort il y a 60 ans, le 17 juin 1963. Soumis sa vie durant > Lire plus

Désordre tranquille – Fernando Pessoa, Proses I & II

« Nous écrivons à dessein ces pages sur un ton, dans un style et sous une forme qui ne sont pas populaires, afin que l’opuscule choisisse de lui-même le public apte à le comprendre. Tout ce qui, en matière de questions sociales, est facile à comprendre est faux et stupide. Les > Lire plus

De l’impossibilité d’être intellectuel et moral – Fernando Pessoa, L’Education du stoïcien

Le Baron de Teive, 20e du nom d’une illustre famille portugaise, va se donner la mort. Intellectuel et moral, il n’a rien pu laisser derrière lui, préférant brûler ses ébauches de manuscrits. Seul un ultime journal, courtes pages laissées en guise de témoignage testament, nous serait parvenu sous le nom > Lire plus

Hermann Hesse, richesse intérieure et refus de commenter

[ Les siestes du Ranch : le déploiement des aides humanitaires intérieures. Nous sommes après le repas. Tout le monde dort. Tout le monde ? Non, au Ranch, la taulière veille et cherche sur son vieux talkie à capter les êtres encore debout, en émettant en boucle les extraits les > Lire plus

Une rencontre comme on n’en fait plus – La Peau dure, de Sylvain Desclous

Les Gérard de nos coins, fragiles, sensibles, décarcassés, ces gardiens des campagnes molles, à peine belles, parfois même pas, s’organisent en opposant – c’est un point commun conscient ou non – une fin de non-recevoir à l’envahissement des fausses idoles, des imposteurs, des trous-du-cul, qui savent se compter tout seul.

L’odeur suave du tueur

Ce clitocybe n'a d'agréable que son odeur, car les douleurs produites par sa consommation sont épouvantables.

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.