« Cela ne coûte que la raison. »
Pierre Cendors
« Difficile de condamner le bonheur accompli d’un mode de vie non négociable. »
Ce pourrait être un livre de trop, de plus, voire de retard sur l’Amérique blanche à la « destinée manifeste » façon descente d’oxycodone, coïts d’obèses et maillots de bain Trump, une sorte d’énième trash novel où le narrateur éduqué et cynique cabotinerait sur le compte d’une classe sociale si facile à caricaturer, ce pourrait être le récit de voyage ébaubi d’un ravi de la crèche le long de canyons ancestraux sous les ciels déments qui n’attendent plus personne, mais les 124 pages de God Bless America souples et chatoyantes, remuées amoureusement jusqu’au velouté stylistique rare, mijotent la savoureuse surprise d’un inclassable périple, apparemment en panne.
François Ide propose dans ce road-trip-qui-cale son premier roman officiel qu’il situe à Cortez, un patelin dans le Colorado (il en a autoédité un précédent, Les Impudents, se passant lui sur nos terres). Le narrateur qu’on devine sur les routes depuis des semaines à la recherche de n’être plus personne, surfaçant un monde qui, comme il le déclarera vers la fin, n’a aucune profondeur à trouver, s’arrête dans un motel pour y faire étape et se trouve subjugué par un … pick-up, un Ford Mégaraptor Super Duty F-250 blanc et chrome, si vous voulez tout savoir, immatriculé du nom de son propriétaire, Don Chalmers.
Immédiatement, l’obsession gagne notre « homme personne », qui, se faisant voyeur tout en convoquant les souvenirs récents de sa traversée en territoire absurde (les terres vaines et volées par l’homme blanc), fantasme sur ce mâle dominant qu’il n’est pas, brutal avatar d’un monde dégénéré qu’il n’arrive pas à juger, et dont il envie à moitié la monture diabolique et rutilante à nulle autre pareille. Qui est-il ? Est-il de ces fermiers rassemblés pour un rodéo, dont il va épier la fête païenne nocturne ? Est-il l’obèse luisant qui monte sa femme la porte de sa chambre ouverte ? Notre narrateur, perméable à la rugosité de ces êtres qu’il croise, leur fumet, leurs manières, leurs excès, se retrouve, lui, effacé par des jours de route en solitaire, évidé par les lieux hantés qu’il traverse, il n’a plus de corps, plus d’odeur, à peine se rappelle-t-il qu’il est français, il n’est qu’une « injure », celle faite aux locaux condamnés à rester dans leurs trous, il est celui qui peut rouler tant qu’il veut et tout observer sans se soucier de survivre : c’est à croire que ce monde superficiel et tonitruant peut lui passer dessus sans qu’il s’en aperçoive, ce qui est – sans vouloir trahir le peu d’intrigue de ces pages – un peu qui n’est pas ici perçu péjorativement, mais comme un fait, ce qui, donc, est plus ou moins ce qui va lui arriver.
Ses bouffées d’émiettement progressif face au sauvage comme au truqué sont d’anthologiques trouées qui éclatent dans la torpeur d’un voyage qui a trop duré : plus philosophiques que proprement mystiques, elles relèvent d’une littérature ravissante et recherchée plus que d’une émanation brute et sensualiste. Le courant des pensées du narrateur forme un ruisseau clair qui nous lave de la poussière d’un chemin que l’on ignorait avoir emprunté avec lui. Cette retenue, cette frugalité émotive au cœur d’une écriture pourtant riche n’est pas le signe d’un maniérisme ornemental : François Ide joue au contraire d’une corde sensible au chuintement très finement nuancé, celle d’une personnalité qui refuse de s’imposer, comme de se laisser influencer, une sorte de neutralité impossible où se débat une révolte qui a dépassé la perte. Où les coupables et les innocents se donnent la main et s’effondrent dans un même silence, fantômes assis sur les collines où ils contemplent côte à côte, sans le commenter, le grand incendie de leurs insuffisances puis se regardent et se séparent : il est temps de rentrer.
« Un sursaut qui prend l’âme, le cœur et le reste, face au tableau préservé d’un temps d’avant les hommes, la prédation et le génocide. En cet instant, au cœur du cratère endormi, une communion archaïque se rejoua dans mes tripes offertes à la fureur d’un gros mâle qui s’agitait près de moi. Ses yeux fixes – et son énorme tête encadrée de poils drus, surmontée d’une bosse musculeuse qui roulait vers moi – ne semblaient voir que mon spectre. Je n’étais qu’une trace à peine visible au-devant de son chemin, qu’il suivait depuis le fond des âges. »
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« La sérénité du rien métabolisait mes peurs, les rendait acceptables, presque souhaitables. J’en voulais d’autres, plus terrifiantes. Vérifier à quelle puissance d’envoûtement j’étais parvenu. Je vacillais sur une pointe d’éternité, éclairé par une flamme invisible et froide. En m’abandonnant avec ferveur, j’effaçais mes traces. Mon sillage indistinct valait signature. […] Le néant serait ma sagesse. La folie ne regardait que moi. J’étais prêt. »
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François Ide, God Bless America, Edition Le Dilettante, 2024, 126 pages. Livre envoyé par l’éditeur que je remercie.