« La culture ne peut constituer une excuse ! La culture, c’est l’unité ! Les circonstances exceptionnelles, ça ne sert tout au plus que d’échappatoire ! Quiconque cède à des circonstances exceptionnelles, bah ! ce n’est tout simplement plus un homme de culture. »

Dans les parages littéraires de La Maison de Julien Gracq, précédemment citée ici, se trouve une autre bâtisse, dite « préservée », recelant elle-aussi son lot de secrets et d’obscurité. Même court format (80 pages aussi ramassées que brûlantes), même « occupation » des lieux par la guerre ou son souvenir récent, même génie pour nous y guider afin de nous y sceller et abandonner tournant entre ses murs jusqu’à l’apparition redoutée de nos fantômes.

Willem Frederik Hermans (Pays-Bas, 1921-1995) est un sorcier, sans morale ni lumière. Entrer en ses pages déclenche le piège d’une prose classique, sèche et précise qui ne s’embarrasse d’aucun artifice pour nous embarquer avec le narrateur dans une guerre qui l’enrôle chez les soviétiques (mais aurait pu l’enrôler aussi bien en face) et de laquelle il voit une occasion trop belle de s’échapper : une maison intacte, confortable, abandonnée par ses propriétaires, une maison qu’il va s’approprier pour s’y cacher jusqu’à la fin du conflit. Du moins l’espère-t-il. Et le piège se referme.
Au réconfort momentané ressenti avec cet homme et à la compassion première éprouvée pour son sort, succéderont l’absurdité, le dégoût, et même l’horreur de ce qui va le rattraper, sans qu’il en soit nécessairement uniquement victime.
C’est tout l’éclat de ce texte sans issue où tout le monde est coupable : il est inadmissible et insolent, cinglant et injuste, il est à lui tout seul toute guerre. Pour qui devrait apprendre en une poignée de page le cœur de l’homme, l’économie de temps offerte par ce bijou funeste me semblerait parfaitement adaptée. L’art banal de l’irrationnel chaotique et de la survie y trouvent une illustration parfaite, qui révulse autant qu’elle fascine. Le vrai y est si net, si perçant, qu’il est à peine crédible, pour paraphraser Kundera qui déjà en 2007 rendait compte en ces termes ou presque du roman du néerlandais, classique en son pays, La chambre noire de Damoclès. Et comme lui qui se surprenait à tourner les pages compulsivement sans pouvoir s’arrêter malgré l’apparente « science » du roman, sans symbole mais non sans humour (noir, bien entendu), il m’a semblé vital de foncer sans respirer vers le carnage sinon annoncé, du moins, rétrospectivement, absolument inévitable de ces quelques pages hantées par la furie insoutenable des temps guerriers.

Willem Frederik Hermans, La Maison préservée [1952], traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Gallimard, 2023, 80 pages.

Pour poursuivre la route ensemble...
Occupée – Julien Gracq, La Maison

« J’avais soudain la sensation absurde et en même temps extrêmement précise que le bois était d’une manière ou d’une autre occupé. »

Le mauvais présage |Stéphane Audoin-Rouzeau, La Part d’ombre, le risque oublié de la guerre

Ces entretiens, plus encore que scientifiquement indispensables (là n’est pas vraiment leur objectif) nous placent en position d’écoute profonde, qui est toujours la plus bénéfique des positions du lecteur.

Épuiser la guerre – Arnaud de La Grange, Le huitième soir

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L’un de ces manuels qui nous font retrouver, tous les jours, le feu sacré, et renouveler perpétuellement nos vœux avec le sensible, le vital, et l’éprouvé, en opposition aux sinistres injonctions au sarcasme, au cynisme et à la désillusion.

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