Simon regardait à l’intérieur d’une vaste gueule. L’intérieur était tout noir. Et autour aussi tout devenait noir. […] Simon était à l’intérieur de la gueule. Il y tomba et perdit connaissance.
William Golding, Sa Majesté des Mouches.

Un peu de plomb dans l’aile afin de réfléchir à la manière de se l’extraire tout seul, ce pourrait être en substance la vocation de la collection Pb82 des éditions Monts métallifères. Avec Viande, étrange roman de 1981 d’un dissident tchèque ne prenant pas la littérature au sérieux, n’aspirant à aucune carrière ni médaille pour joli petit chiot à mémère, nous allons apprendre à ramper pour nous fuir les uns les autres afin de continuer à nous nourrir, les uns des autres.

Gore, brutale, rageuse, vengeresse dystopie où notre espèce achèvera son glorieux (et court) passage sur Terre jusqu’à se manger en rond en ne produisant plus que l’énergie des gestes pour y parvenir ? Eh bien même pas. Si dystopie il y a (je penche plutôt pour une farce – certes, glaciale –  poussée jusqu’aux dernières barrières morales à dynamiter, un exercice de style qui n’avait rien prémédité), elle n’a rien d’un brûlot désespéré ou d’une diatribe ardente contre l’abomination, pour cela, il faudrait encore imaginer un monde qui se soulèverait devant l’atrocité. Donc serait encore capable de la discerner.

Rien de tout cela ici. Notre narrateur, parfaitement intégré aux rouages simplifiés d’une existence qu’il n’imagine pas autre, doit uniquement se soucier de récupérer un ticket, lequel, s’il survit à la violence de la rue d’une ville que personne n’a le droit de quitter, lui permettra d’entrer dans les halles, où des bouchers débitent les abattus du jour pour les livrer à l’appétit des foules qui n’a plus aucun autre moyen de subsistance que cette viande qui les hante, non pas par sa provenance (il y a bien longtemps que tous s’y sont parfaitement habitués), mais par sa rareté.

Avec clarté, élégance et précision, le narrateur détaille les manœuvres qu’il met au point afin de survivre, en se félicitant chaque jour davantage de son excellence à collaborer à ce système qui n’épargne que les meilleurs, c’est-à-dire les plus dociles et les plus agiles.

Sur ces 130 pages à l’éclat mécanique, calme et assuré, les trois quarts révèlent le fonctionnement rodé de ce que peut-être certains d’entre nous, ici et maintenant, nommeraient encore horreur (ce n’est pas si certain, « il faut bien vivre, ma bonne dame », et si possible au détriment du voisin). Quant au dernier quart, afin d’en laisser l’intégrale et dernière savoureuse surprise au lecteur aventureux, je me contenterai d’en dire qu’elle mettra d’accord les anti-utopistes comme les romantiques du changement sur l’impossible triomphe manichéen d’un problème sur un autre.

Tout peut encore pourtant rester en notre unique et dérisoire dernier pouvoir de décision individuelle : dans cette rue, croisant ces pauvres hères affamés, hystériques, nus (hurlerait Ginsberg), voulons-nous ou non faire partie de ce problème ?

Choisissez le problème auquel vous souhaitez collaborer, semble nous indiquer cette lecture méchante, mais surtout estimez-vous encore heureux d’avoir assez de recul aujourd’hui pour imaginer choisir, et trier. Dans quelques temps, vous serez habitués.

Un problème ? Quel problème ?
Se manger s’il ne reste rien d’autre, et bien pourquoi pas ?

Plutôt mourir vous dites ?
Je ne vous crois pas.
Ce serait déjà fait.

Vilain rappel sauce piquante d’une crise alimentaire massive qui intensifiera d’année en année la tentation d’un puissant ordre mondial pour y remédier, votre prochaine saine lecture de plage pour vous y préparer sera :

Viande, de Martin Hanicek, traduit du tchèque et préfacé par Benoit Meunier, Editions Monts Métallifères, 2024, 134 pages, envoyé par l’éditeur que je remercie vivement.

Pour poursuivre la route ensemble...
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« Je n’ai rien fait qu’être là, ces trois dernières années. Je me suis mis à la place de l’autre, et j’ai refusé de choisir un camp. »

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