… et son expression était si humaine qu’elle m’horrifia…
Leopoldo Lugones

La couverture du poche est d’une niaiserie sans explication à moins peut-être d’avoir voulu atténuer le choc, ce qui est parfaitement vain, en insinuant une sorte de chicklit facétieuse, ce qui est parfaitement faux, celle du grand format n’est pas mieux réussie, ne vous y fiez donc pas, ce roman, qui n’a rien de girly, est du pur brutal. Du noyau avec des dents. Vous voici prévenus.

À la chaîne dans les Abattoirs Krieg, les meilleures Têtes sont assommées à la massue, égorgées, écharnées, éviscérées, démembrées puis conditionnées pour partir dans les boucheries de la ville lesquelles en vendront jusqu’au dernier morceau à une population qui, depuis la Transition, reprend plaisir à manger de la viande. Un virus ayant rendu toute interaction avec le monde animal potentiellement mortelle, le monde a rapidement basculé dans la psychose contre les bêtes, leur préférant, pour assouvir les besoins grandissants d’une surpopulation anémiée, l’élevage de… ah non, il ne faut pas dire le nom. Citer précisément ce que vous mangez vous conduirait vous aussi fatalement ainsi que votre famille aux abattoirs. Vous direz comme tout le monde « viande spéciale » et mentionnerez des têtes, femelle, mâle ou petit, qui d’ailleurs, isolées, cordes vocales ôtées et soigneusement conditionnées, n’auront plus grand-chose en commun avec vous. Et vous mangerez à votre faim sans être inquiétés.

Le premier roman de l’argentine Agustina Bazterrica (née en 1974), Cadaver Esquisito, écrit en 2017 avant le Covid (ce qui est stupéfiant), ne nous épargne rien et ne peut se lire sans estomac solide ni un certain courage. Aussi atroce dans ses minutieuses descriptions bouchères qu’insoutenable dans l’exposition des attitudes décomplexées de citoyens ordinaires vite adaptés à leur nouvelle donne, immoral et cinglant, il marie l’horreur à l’impardonnable : comme toute dystopie brillante, il est plausible. Et lorsqu’on connaît la passion de son pays d’origine pour la viande rouge, brutalement audacieux.

Son personnage principal, Marcos, bras droit de la direction des abattoirs les plus réputés d’Argentine, n’a jamais réussi à se faire à la Transition, qu’il soupçonne largement capitaliste, imposée pour réguler officieusement la population et faire émerger de nouveaux marchés, grâce à la peur panique instillée par un virus fictif. On le devine dans la force de l’âge, assez jeune pour avoir perdu un bébé au début du roman, assez vieux pour avoir connu le « temps d’avant », où l’on ne se mangeait pas. Il veille son vieux père rendu fou par la situation, comme une partie du pays, celle des dissidents qui ne se sont pas suicidés. Il est séparé de sa femme brisée par la mort subite de leur nourrisson difficilement engendré, et, seul, il constate la soumission majoritaire, le sadisme désormais éclatant, l’indifférence prodigieuse de ses contemporains en se morfondant. Lorsqu’un jour, on lui offre une Tête femelle à élever dans son garage, dévissant une bonne fois de la folie ordinaire, il ne va pas exactement l’entendre de cette manière. Et il y a fort à parier que malgré toutes vos bonnes intentions, vous ne parviendrez pas à imaginer jusqu’où Bazterrica va, ose aller, en lâchant Marcos dans son contre-courant. N’allez tout de même pas trop rêver sur les exploits potentiels des résistants. Nous nous mangeons déjà, demain nous nous mangerons pour de bon, croyez-vous donc nos actuelles barrières morales si solidement établies pour y résister, et l’idée même de révolte largement applaudie ? N’est-ce que de la peur, de la faim et de la lâcheté, ou le dernier stade de la servitude volontaire, au contraire ? Tout est question de temps et de priorités. Nous allons découvrir celle de Marcos.

Déroulant une intrigue d’apparence facile et déjà traitée (le cannibalisme industrialisé face au manque de ressources à venir, et un homme qui lui dit non, les références poussées à Soleil Vert, Dracula, L’Île du docteur Moreau, Battle Royale…), mais redoutablement efficace pour opérer une bascule mentale intransigeante, Bazterrica mêle la psychologie fine et implacable des premiers épisodes de Walking Dead, qui reste à mon sens la série la plus pertinente du XXIe siècle, à la critique sociale féroce des gouvernements corrompus que l’Argentine connaît trop bien. Mais au-delà d’un roman de genre qui produirait largement son effet, c’est pour son rapport à ce qui est nommé, et humain, que le roman glace en plus de secouer et entre par la grande porte dans la maison littérature. Marcos est accablé par ses semblables, certes, mais plus encore, par les mots qu’ils utilisent. Obsédante, la question de la nature des mots revient en leitmotiv permanent, et c’est dans la description de l’effet que font les mots qui sortent de la bouche de tous ceux qu’il fréquente que Marcos se distingue du lot. Les mots qui manquent, ceux qui s’effritent, ceux qui éludent, ceux qui engluent, les mots trous noirs, les mots oiseaux, les mots de feuilles blanches empilées, Bazterrica excelle en poésie à chaque tentative d’évocation de ce que font ces mots à ceux qu’ils percutent. Le virus, c’est donc d’abord la manière dont se propagent ces paroles pour inoculer l’inadmissible. Il me faut mentionner mon admiration spéciale pour son incipit et son excipit, et le génie tout particulier de sa première page comme de sa dernière phrase scellant dessus et dessous les couvercles du tombeau qu’elle nous réserve.

Cadavre exquis regorge de trouvailles terrifiantes, car jamais excessives, mortellement à l’image de ce que nous sommes déjà. À l’aide d’un miroir dont l’intensité sera déjà elle-même pratiquement insupportable, je vous en conseille la lecture rapide, afin de ne pas vous faire prendre par la pierre qui grossit dans le ventre de Marcos et statufie le témoin à mesure que les pages se tournent. C’est en tout cas la méthode que j’ai choisie pour parvenir à surmonter l’épreuve de la Gorgone Bazterrica : en finir vite. Puis, errant dans ma maison noire et silencieuse, au creux de la nuit où je l’ai terminé, j’ai entendu mugir, le cœur battant, toute cette rage confirmée. Cette tristesse infinie. Cette certitude de connaître la suite. De savoir où nous allons tous. Perturbée, ébranlée, il me semble que j’ai parlé aux murs. Cela faisait bien longtemps, bien longtemps, que je n’avais pas été aussi désemparée, assommée, arrachée au pied de biche par un livre écrit à la tronçonneuse. Un premier livre. Comme ils devraient tous l’être. Louons sans attendre ceux qui en écrivent et en publient encore de tels. Bientôt, il n’y en aura plus.

Agustina Bazterrica, Cadavre exquis, traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud, Flammarion, 2019, repris en poche J’ai Lu, 2021, 280 pages.

Intermède musical

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