Si vous n’avez jamais entendu parler de Larry McMurtry, écrivain réputé du Texas, Prix Pulitzer de littérature, c’est sans doute parce que cette région a toujours peiné à exporter hors de ses frontières ses grands auteurs, à la différence des Etats du vieux Sud (Alabama, Kentucky, Tennessee…). Pour les plus avertis, son nom évoquera la saga western en cinq volumes de Lonesone Dove ou encore l’Oscar du meilleur scénario pour le film Brokeback Mountain co-écrit avec sa complice Diana Ossana à partir d’une nouvelle d’Annie Proulx. Ce sera sans doute bien tout, et c’est pourquoi c’est non sans un certain art du suicide de popularité que je me lance dans cette chronique d’un essai du Texan non traduit en France, paru en 1968, se composant de neuf tableaux pouvant être lus indépendamment mais néanmoins construits et articulés entre eux : une peinture du Texas de la fin des années soixante par quelques approches aussi personnelles qu’étrangement universelles.
[Universelles, pour qui, du moins, habite à la campagne ou y a vécu, ce qui est mon cas et depuis un peu trop longtemps maintenant pour que je ne puisse me permettre quelques tacles à son encontre.]
« Ce qu’il manque au Texas, ce sont des historiens non sentimentaux. »*
Et le moins que l’on puisse dire, de la part de cet écrivain fils de cowboys (comprendre, le farmer cowboy, celui qui travaille dans les ranchs d’élevage, et non le gunfighter cowboy, légende un peu trop clinquante du cavalier qui tire à tout-va dans d’épiques batailles pour préserver sa terre ou ses frontières), c’est qu’il n’y va pas de main morte pour parler des siens et de son coin. Qu’il mentionne les infirmités et disgrâces des pauvres hères de petits bourgs suffocants ou l’arrivisme anxieux des grandes villes telles Houston, Dallas ou Austin, incapables de surmonter leurs complexes de cités encore rurales à cœur malgré tous leurs efforts exagérés de modernisme et d’acquisitions voyantes, il excelle à nous faire rire avec humanité sur les travers de ce méconnu géant vert (15% de l’agriculture du pays entier provient encore du Texas), bras ballants entre un Deep South plus acrimonieux et tragique, et un Mexique et son état miroir américain, plus western et sauvage.
Sur ces terres, une figure se meurt et regarde comme toujours en arrière : le cow-boy, l’homme-vache, l’éleveur. Sa transformation en quelques décennies seulement du rural profond en banlieusard désœuvré est décrite avec chaleur et pertinence : les temps changent vite, beaucoup ne suivent plus, et le temps de la déploration importe peu à McMurtry. Ce qui l’intéresse, ce sont ces miniatures qu’il coud en points de croix pour qu’elles demeurent vives à notre souvenir, lorsque la toile sera définitivement délavée. Par ses portraits irrésistibles du Old Texas, il rectifie bon nombre de clichés et apporte une finesse et une empathie dont les manières suprêmes sont portées par un esprit rapide et lucide aux charges, souvent très drôles, équilibrées en parfaite connaissance de cause par une expérience vaste et sérieuse de son terrain.
Depuis le tournage cocasse du film Hud [Le Plus Sauvage d’entre tous, 1963] avec Paul Newman tiré de son premier roman Horseman, pass by (traduit en France sous le titre Cavalier passe ton chemin en 2021), qui ouvre ces neuf tableaux, jusqu’à l’essai de clôture narrant les rassemblements familiaux des McMurtry dont les membres, tous accablés des plus absurdes calamités, symbolisent la disparition complète et violente d’une époque et d’un mode de vie, nous frayons bride abattue dans un paysage qui n’existe déjà plus à l’heure où nous parlons, en compagnie de gens qu’on continue pourtant de croiser de nos jours un peu partout où la vie est plus rare au mètre carré, les maisons plus reculées, et les règles plus… personnelles, dirons-nous. Et tout est savoureux.
Nous y apprendrons par exemple qu’au Texas, on parle avant tout de la taille et du coût de toute chose, puisque, et c’est toujours son credo, « everything is bigger in Texas » (Tout est plus grand au Texas). Non sans malice, nous retiendrons pourtant qu’il y est coutume de largement parler d’argent, mais jamais de sexe. Le cowboy étant moins, pour McMurtry, un homosexuel refoulé comme le suggérera plus tard le scénario de Brokeback Mountain qu’il va co-écrire, qu’un hétérosexuel refoulé, tenant les femmes le plus possible à l’écart de sa vie, leur préférant le sport à outrance à l’adolescence, et la fuite dans les prairies, à l’âge adulte (qui reste au Texas un âge définitivement d’outre-sentimental pour sa région et ses possessions, mais d’une immaturité remarquable concernant la vie conjugale). « Texas is hell on horses and women » rappelle-t-il (Le Texas est l’enfer des chevaux et des femmes), encore que, comme il le tempère immédiatement, le cheval, s’il y est souvent épuisé, est plutôt bien traité, puisqu’outil principal de l’exploitation vitale de tout rancher.
Ce cowboy, inutile par ailleurs d’en romantiser les silences : il se tait parce qu’il est ignorant, massivement. Ce qu’il sait, il le rumine en boucle, une boucle qu’il n’élargit pas tellement.
I spent more than twenty years in the country and I came away from it far from convinced that the country is a good place to form character, acquire fullness, or lead the Good Life. I have had fine moment of rapports with nature, but I have seen the time, also, when I would have traded a lot of sunsets for a few good books. Sentimentalists are still fond of saying that nature is the best teacher – I have known many Texans who felt that way, and most of them live and die in woeful ignorance. When I lived in the country I noticed no abundance of full men. (page 66)
« J’ai passé plus de vingt ans à la campagne, et j’en suis revenu loin d’être convaincu que la campagne est le bon endroit pour former une personnalité, atteindre la plénitude ou mener la Bonne Vie. J’ai eu de beaux moments de communion avec la nature, mais j’en suis aussi arrivé au moment où j’aurais échangé beaucoup de couchers de soleil contre quelques bons livres. Les sentimentaux sont toujours prompts à déclarer que la nature est la meilleure des écoles – j’ai connu beaucoup de Texans qui ressentaient les choses ainsi, et la plupart ont vécu et sont morts dans la plus lamentable ignorance. Du temps où je vivais à la campagne, je n’y ai pas remarqué la profusion d’hommes complets. »
Dans un autre essai intitulé Southwestern Literature ? (où le point d’interrogation donne le ton) il entreprend une analyse des auteurs réputés du Texas aussi fouillée qu’exotique pour le lecteur français qui n’aura, je présume, jamais croisé de près ou de loin les noms et encore moins les livres de ces gloires locales exaltant les hauts faits – la plupart du temps naturalistes, de la région. Car le cowboy est massivement panthéiste, et cela se ressent à la conception de la place qu’il se donne dans une nature immense, un peu redondante et bien souvent hostile. Une place très déterminée, qui rétrécit à mesure que les grandes distances sont abolies par la motorisation des machines et les vols aériens intérieurs qui se multiplient à cette période. Posant sa plume un court instant, McMurtry en vient à s’interroger sur la pertinence même de ces analyses littéraires qui ne peuvent intéresser personne au-delà de l’intellectuel texan, figure ô combien déjà rare. C’est exact, Larry, nous nous en cognons un peu, mais nous sommes bien là, en 2023, en pleine Beauce, à reconnaître un proche ou un voisin dans tes délicieux croquis enlevés, contre toute attente dont la tienne, et même à en tenir chronique, laquelle ne pourra sans doute intéresser à son tour qu’un amoureux du Texas qui lit encore des livres, ainsi que des notes de blog. Mon entonnoir, vois-tu Larry, est encore plus rétréci que le tien. C’est lorsqu’on se sait à peu près seul qu’on chante parfois le mieux, se consolera-t-on. Nous ne sommes plus si loin de « ce seul qui écoute » pour qui chantait Orphée…
Par une contorsion que seul un cavalier averti tentera sans se briser les os, il enchaîne par un essai sur l’éducation sexuelle au Texas, sobrement intitulé Eros in Archer County (Archer City étant la ville de naissance de Larry McMurtry, où il mourra en 2021). Le sexe y est largement perçu comme une perte de temps et d’énergie, pouvant mener à de sombres maladies, prix trop élevé à payer pour un plaisir incertain. L’inceste, mais surtout la zoophilie sont encore des rites tolérés dans les milieux modestes, les adultes fermant largement les yeux sur des pratiques alors décrétées comme étant un moindre mal. Le nouvel impératif de cette décennie de 1960, en dehors du consumérisme débridé devient la libération du plaisir féminin, ce qui en laissera beaucoup pantoises : comment concilier une vie pénible purement pratique et attendue comme telle avec les loisirs oisifs de dessous l’édredon ? Point de ces fausses illusions pour la majorité des Texanes laborieuses : et leurs cowboys intraitables de s’enfuir un peu plus loin encore au cas où une telle lubie leur prendrait tout de même. Non, vraiment, laissons le sexe à une autre région. Mieux vaut construire d’improbables dômes fastueux, comme à Houston, pour occuper ses désirs d’érection à quelque construction pharaonique : l’essai intégralement dédié à la critique virulente de l’édification de ce dôme est une petite pépite qui permet à McMurtry d’aborder la question des nouveaux riches du Texas (en français dans le texte, pas de quoi se vanter), et leurs désirs urbains résolument tape-à-l’œil, grotesques, et vulgaires. (Par ailleurs son roman Texasville, également traduit en France, mettra en scène une famille entière de ces nouveaux idiots parvenus, avec délectation).
Il sera passionnant d’apprendre que les villes texanes sont en effet dotées d’un complexe que nous qualifierions en France de provincial : Dallas n’arrive pas à être la capitale culturelle qu’elle se rêve être mais se lance dans une débauche de consommation d’artistes et de manifestations culturelles en tout genre pour le tenter bien qu’en restant prude et bien pensante, comme l’anecdote de la venue de Ken Kesey, lançant son pavé beat dans la mare devant un parterre offensé, le rappelle avec jubilation ; Austin, en accumulant l’acquisition de livres anciens, une « megalomaniacal acquisition of books » qui ne sera pas sans rappeler Lucien de Samosate et sa charge Contre l’ignorant bibliomane, déjà, au IIIe siècle de notre ère, vise à devenir la ville dont l’Université détiendra le plus de ces livres – certes, mais les lira-t-elle ? et quel bien leur fera-t-elle, à ces pauvres livres ? ; quant à Houston, son compte est bon. Elle est pour McMurtry l’enfer sur Terre, étouffante, vulgaire, stupide, arriviste en tous points et surtout dangereuse (l’on s’y fait flinguer pour un oui mais surtout un non dans n’importe quel bar). Non, en dehors de San Antonio et El Paso qui, grâce à leur large influence hispanique « qui améliore toutes les villes » trouvent encore grâce à ses yeux, nous comprendrons bien vite que le cœur battant du Texas est et demeurera rural, le plus respirable de l’Etat se situant au sud et à l’ouest. L’Est, qu’il admet connaître mal, lui semble plus étranger, beaucoup plus « profond » encore, quand bien même la violence et le repli sont partout dans l’Etat : il laissera volontiers William Humphrey ou William Goyen le décrire, tout en lui consacrant un essai parmi les plus étonnants du recueil, racontant un soir de bal à Athens, East Texas. Une chanteuse sans dents, des femmes enceintes en cohorte, une famille d’attardés, pas de doute : l’on se rapproche des terres littéraires d’un Faulkner et surtout d’un Cormac McCarthy qui, la même année que le recueil de McMurtry qui nous intéresse ici, écrira L’Obscurité du dehors, sidérante traversée violente et sordide des Appalaches du Sud.
Il faut admettre maintenant que cette chronique n’épuisera pas, malgré sa bonne volonté, la « tombe étroite » creusée par McMurtry pour ses cowboys. Elle ne dira rien non plus des traces sur lesquelles je suis partie il y a peu, dans un roadtrip au Sud de l’Etat, qui ne m’a pas parlé aussi précisément, évidemment, que vient de le faire, de loin et dans le temps, un Larry McMurtry attachant, à la passion de transmettre contagieuse. Courbé sur les détails triviaux et l’observation minutieuse de ses semblables anonymes et communs comme seuls les bons écrivains le sont, par la grâce d’un ciel étendu et ami, il a relevé un jour la tête et embrassé pour nous, et nous par lui, tout un large pays qu’il arrive à rendre, par sa plume enjouée, acerbe mais aimante, magique et désirable jusqu’à la dernière palissade polie par un têtu vent de sable.
Nous reviendrons, Larry.
*Toutes les citations sont donc des traductions de ma main
Larry McMurtry, In A Narrow Grave, Essays on Texas, 1968, New York, W.W. Norton, Liveright Publishing Corporation, Paperback, 2018.
Larry McMurtry a écrit plus de quarante romans et essais donc plusieurs ont été adaptés à l’écran. Certains romans de Larry McMurtry sont traduits en France aux éditions Gallmeister. Ses essais restent pour l’heure non traduits.
Chroniques à venir sur Cavalier, passe ton chemin, et Texasville.