Chronique Erreur 404 publiée le 12 novembre 2017 sur Profession-Spectacle

Lundi

La gestion de la douleur fantôme des membres arrachés est un phénomène sous-estimé dans les facteurs observés de réussite personnelle.

Conversation banale en librairie :

« Un Noël érudit, ce pourrait être original ? On prendrait l’érudition au sens large : on présenterait quelques petites pépites de la pensée humaine dans de jolis objets, comme les Pensées de Marc Aurèle illustrées, ou un bel album sur la science astronomique ancienne pour les enfants…
– Il faudra faire attention à ne pas prendre trop de stocks, ici, je ne sais pas si cela les intéresse vraiment.
– Je suis agacée par ce déterminisme local mais d’accord, limitons. Ne présentons qu’en bout de table cette nourriture vitale et, sur le reste, déployons le festin gras des rotations rapides. »

Sur ces entrefaites, un couple armé d’une adolescente balbutiante entre en trombe : « On est de passage, mais c’est pour une urgence pour la petite qui vient de le voir sur son téléphone, vous auriez le bouquin de Jeremstar ? » Ils sont modestes, ce qui ne leur donne pas toutes les vertus, comme le chantait déjà Balavoine en son temps. Leurs yeux brillent, ils ne comprennent pas le gouffre qui les attend, ils ne souhaitent que satisfaire rapidement une fille aux désirs délirants, qu’ils espèrent en secret revendre pour s’acheter un Duster.

Je réponds par la négative, trahissant en blêmissant un élitisme coupable. Ma collègue disparaît sous le comptoir. Elle m’avouera dans la foulée n’avoir aucune idée de qui peut être ce gérant de tsars. Je lui explique, elle s’étouffe, j’implore qu’on ne tue pas la messagère. La balle est dans son camp : elle peut commander l’un de ces ouvrages à succès. Mon Noël érudit dont tout le monde se fout se fera discret devant ces nouveaux marquis. Je tente d’y mettre le moins de dépit amoureux possible.

Mardi

Je suis foutue. Je saurai à tout jamais qui est Jeremstar. Le seul moyen de survivre à cette infection générale que je me suis trouvé est de ne jamais ignorer non plus qui fut, par exemple, l’empereur Julien, et pourquoi il a pris une lance dans le ventre à 32 ans, dans le désert de son perturbant IVe siècle.

Mercredi

Tout ce qui touche à l’avilissement de l’intelligence de près ou de loin me frappe, et je ne tends pas l’autre joue. Est-ce parce que j’en ai trop manqué ? Bien sûr. Un jour de 2005 précisément, je me suis aperçue monstrueusement stupide et d’une vacuité confinant à l’absurde, et je tente depuis lors d’inverser la pente. J’ai toutefois une autre explication : l’avilissement de l’intelligence a failli me tuer à plusieurs reprises, familialement, socialement, professionnellement, sentimentalement. Derrière chaque danger réel qui m’a amputée à vie d’un membre irremplaçable, se trouvait un potentiel vainqueur décidé à s’avilir jusqu’à remporter non pas ma mise, mais toutes les mises. C’est alors que j’ai décidé de réussir à ne pas réussir.

Jeudi

De retour à la librairie, je m’inquiète de jeter un œil sur l’horreur éditoriale que peut représenter la biographie d’un type de trente ans qui chante dans des bains moussants avec des rescapés de justesse de l’hôpital de jour, et ne trouve nulle part ce cadeau de Noël idéal pour jeune esprit s’égarant dans les humanités et qu’on souhaite aider à retrouver le rang.

La gérante me regarde intensément : « Je… j’ai regardé ce que c’était. Je ne peux plus l’ignorer. Je n’ai pas pu. Des enfants pourraient lire cela. Je ne peux pas. Je ne l’ai pas pris. » Elle est déchirée, et s’en excuse.

J’ai l’impression d’être dans un épisode de série américaine où le héros qu’on pensait sans limite finit par en toucher une face au carnage auquel il a collaboré, acceptant sa faiblesse et se destinant à une mort affreuse. Sauf que nous sommes en France. Nous ne valorisons plus depuis longtemps ni la valeur personnelle, ni le respect du code de la route, ni le sursaut de dignité, suspecté d’être une dernière radicalité individuelle menaçant la collectivité égalisée sous le ciseau de la haine de soi : Je préfère quand même me gaver tant que je peux en me détestant de le faire, claironnent plusieurs générations, de concert.

Plutôt jeûner, leur répond-on très pragmatiquement, quelque part en zone dépeuplée.

Avez-vous entendu ce sacrifice, qui nous sera reproché, murmuré dans la plaine aujourd’hui hostile entre deux camions de betteraves ?

Vendredi

Oui, pour rentrer de cette boutique du village où j’interviens quelques heures par semaine, je traverse les plaines. Une très longue portion de route qui, luxe réel, vient d’être refaite et s’apparente à du velours sous les roues des véhicules modestes empruntant l’axe départemental quotidiennement. Un œil bougon ou vitreux ne verrait en cette portion dégagée, filant sur plusieurs dizaines de kilomètres au milieu des champs, rien qui puisse combler son cœur vide ni son âme lasse. Il y a pourtant le ciel qui se déploie chaque jour de manière stupéfiante, le confort de rouler sur une bonne route neuve, un élément trivial qui préside pourtant, comme tant d’autres détails, à notre humeur et à nos décisions ; il y a la lumière qui joue avec nous, les bêtes très rares et si communes qu’on en oublie la mécanique et le rôle. Au chaud dans notre voiture, nous frayons cette voie lisse, dans la torpeur d’un début d’hiver classique : ce bout de route qui ouvre et clôt la journée de travail est mon passage entre deux existences et il s’y passe toujours quelque résolution ou bilan qui ne tardera pas à s’incarner.

J’ai allumé la radio, sur une fréquence banale, sans racolage particulier mais sans grand intérêt non plus, du bruit qui recouvre les murs nus mais qu’on ne distingue pas clairement, qui ne nous dérange pas, tel le crépi d’une salle d’attente neuve. J’entends vaguement qu’on y disserte de psychologie canine et d’horoscope pour chats. La douleur fantôme envahit l’habitacle, je la combats par quelques respirations yogiques.

C’est alors que j’ai constaté, le long de ma semaine écartelée entre Marc Aurèle et Jeremstar, à quel point j’avais réussi à ne pas réussir.

Pour poursuivre la route ensemble...
De loin on dirait des mouches, de Kike Ferrari : le pouvoir des larves

Si tous moi non, sifflote le balayeur des souterrains, sur son quai bondé de solitudes alternées. Tous ceux qui dégradent l’esprit de ce monde, ne se tiennent jamais, je leur ferai manger la terre qu’ils ignorent, cracher les vers du nez. Donnez-moi un stylo.

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