C’est sous une couverture triste et digne et un titre énigmatique que couvait la première braise de cette rentrée littéraire. La forme d’obstination anti-commerciale (donc de « non négociable » tout à fait conforme au sujet) entourant le façonnage de cet objet, très beau dans son excessive sobriété, m’avait tapé dans l’œil, avant même de bien comprendre l’absurdité de la démarche intellectuelle de ses auteurs, qui en devenait courageuse et me le rendit plus encore sympathique.

Piqué d’une curiosité au départ anodine, Charles Coustille, enseignant à l’Université et déjà auteur d’Antithèses en 2018, au détour d’une recherche internet, tombe sur la photo morne d’un parking Charles Péguy à Stains (93). Avait-il lu Philippe Vasset ou Sylvain Tesson, souffrait-il de troubles obsessionnels compulsifs, désirait-il se perdre dans un projet quelconque pour échapper à quelque vicissitude ? N’importe qui aurait refermé son navigateur en haussant les épaules sur la vanité des hommes et leur piètre notoriété post-mortem, mais pas notre homme. Il se mit en tête de vérifier combien de lieux publics portaient encore le nom de Charles Péguy en France, où, et pourquoi. De clics en rêveries, le voilà en train d’imaginer qu’il pourrait, lors d’un de ces road-trip romantiques et camarades qui semblent former les jeunesses masculines parisiennes d’aujourd’hui, faire un pèlerinage bucolique et littéraire à la découverte de ces lieux (avenues, rues, ronds-points, places, parkings…) honorant un auteur oublié, récupéré par les deux camps politiques, catholique tourmenté et malheureux en amour et en famille. Il demande à Léo Lepage, réalisateur et photographe, de l’accompagner dans ce qu’il croit être une rencontre avec la belle et saine province française, la Campagne idéalisée. Il envisage déjà avec gourmandise son carnet de bord racontant les vieilles églises et les sentiers de pierre, puis les images féeriques capturées par son compère, en vis-à-vis desquelles il a prévu de donner de larges extraits de l’œuvre de Péguy, en résonance. L’hommage parfait d’une France reconnaissante en honorant une autre, disparaissant.

Mais ce n’est pas ce qu’il va trouver.

[Les images illustrant cette chronique sont des photos prises du livre que vous pouvez cliquer pour agrandir.]

Ironiquement, rien sur place n’est tel que les deux hommes l’imaginaient. La magie que va produire leur entêtement à poursuivre n’en est que plus déroutante. Avant les Gilets Jaunes dont ils croiseront, circonspects et prudents, le début du mouvement en fin de volume, avant que « populisme » ou « France périphérique » n’envahisse le langage journalistique au point de devenir de vagues insultes envers celles et ceux qui auraient l’absence de goût de résider plus loin qu’un centre de grande ville, mais surtout, de n’en être pas désolés, Coustille et Lepage vont prendre le parti de ne pas tricher, sans enjoliver mais sans misérabilisme non plus. Ils s’en vont montrer ce qu’on ne voit pas, parce que cela nous entoure quotidiennement, et ne peut constituer un sujet d’intérêt si l’ingrédient attendu, violence ou bienveillance solidaire, n’est pas au rendez-vous.

Car les rues Péguy, les places Péguy, les abribus Péguy, se trouvent bien loin des jolies villes et villages imaginés. Souvent au cœur de zones d’activités, au coin de lieux-dits ternes et apparemment sans aucune âme (tous les clichés en Beauce sont exceptionnels de réalité sans fioritures, pour exemple) ou encore dans de modestes quartiers résidentiels de villes sans actualité. Des lieux aujourd’hui équivalents à ceux qui touchaient particulièrement l’écrivain, au début de son propre siècle, des gens comme il aimait qu’il en existât, honnêtes, naïfs et droits, droits donc naïfs. Des êtres conduisant leur propre vie plutôt que de la penser pour les autres, des êtres occupés à se donner du mal avant de déposer les armes mentales que personnes ne pouvaient leur confisquer. Souvent, des êtres loin de tous canons, fiers pourtant d’être portés par leur terre, occupés de morale devant les machines, comptant l’argent non pour régner mais pour subsister dignement.

Lire du Charles Péguy devant une façade recouvrant de son crépi maladroit les pierres apparentes d’origine, alors qu’un panneau de signalisation défait peine à remplir son office, ouvre des vannes. Lire du Charles Péguy illustrant une ruelle en friche mitoyenne à ce qu’on imagine, hors-champ, être un regroupement d’habitations modernes, casse un barrage.

Lire du Charles Péguy pour la première fois, devant le cliché d’une femme voilée attendant l’ouverture de sa supérette, brise les genoux.

Retrouver un passage que nous aimions de Charles Péguy, sans plus savoir à quelle œuvre mineure elle appartenait, alors que s’ouvre devant nous un stade de gazon mité, de nuit, écrase la gorge.

C’est pourquoi, pris de vertige, nous tournons, page après page, comme une révélation, ce petit livre modeste où d’ailleurs la partie « carnet de voyage » de Coustille, précise, renseignée et synthétique, dans laquelle affleure une mélancolie obstinée qui se retient, comme pour n’encombrer personne, n’occupe qu’une place minime.

C’était un prétexte absurde de fouiller dans les archives comme un galérien sans concurrent, sans même un seul coup de fouet, de nous dresser des graphiques et des cartes à points sur les lieux Charles Péguy en France, il était vain d’en tirer de pompeuses conclusions sur les récupérations diverses d’un homme à aux trajectoires politique, familiale, religieuse et professionnelle complexes qui n’a jamais lui-même dépassé la Beauce et l’Île de France, pour partir enfin mourir à Villeroy, au front, incapable de se défiler, à plus de quarante ans pourtant, devant les devoirs qu’il se connaissait envers son pays. Si vain que Charles Coustille ne tombe pas dans le travers professionnel d’essayer. De conclusions surplombantes, vous n’en aurez point, aucune leçon de morale prétentieuse, mais un guide ferme qui ne choisit pas ses extraits au hasard, une vue, un regard, oui.

Il y a de la place, en France. Dans nos villages désuets et peu attractifs, de grandes maisons valables sont à vendre, parfois pendant des mois. Vous pouvez y poser vos valises pleines d’inutiles breloques et contempler le vide. Après quelques temps de vertiges et d’angoisses, votre respiration se pose, vos mouvements s’adaptent, s’économisent sur le futile, se font plus fermes, plus endurants devant les ennuis inévitables. Le silence s’installe, entêtante litanie que vous n’aviez parfois jamais connu. Vous avez fait de la place pour Charles Péguy, que vous n’aviez jamais vraiment lu. Pour beaucoup d’autres, qui misaient secrètement sur le fait que vous finiriez bien par vous calmer. Vous avez fait de la place pour bâtir enfin votre conduite de vie, pour l’écouter vous guider ensuite, alors que fragile sur vos jambes, vous vous pensiez perdu pour le monde.

Et si ce n’est pas le cas, le temps d’ouvrir ce livre, vous avez repoussé les murs, effacé les bagnoles, détruit vos voisins vulgaires, balayé les poubelles qui cuisent sur le trottoir sous la canicule, vous avez relevé le menton, baissé vos épaules, salué ce cliché froid ornant une citation cinglante comme un vieil ami qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. Parce que ce livre vous aura fait de la place, qu’il n’a pas tout construit, pas tout tatoué, pas tout occupé, qu’il a laissé ce vide, dans sa composition, ce vide même qui vous laissera expliquer le pays qui se déploie sous vos yeux. Le familier, l’étrangement familier s’est invité dans votre poitrine, il n’est pas menaçant, il n’est ni honteux ni cuisant. Vous êtes revenu chez vous.

Et sans doute, pour les plus sensibles, vous sentirez vaguement monter la chaleur intime et toute particulière d’un sentiment rare, mais parmi les plus puissants : vous serez réconcilié.

 

Charles Coustille, Parking Péguy, photographies de Léo Lepage, Flammarion, 28 août 2019.

Résumé éditeur :
En France, 427 lieux portent le nom de Charles Péguy. Ces rues, places, stades, écoles, parkings ont en commun d’être en périphérie des espaces urbains. De même, l’œuvre de Péguy, trop peu connue, est en périphérie des manuels scolaires.
Charles Coustille et Léo Lepage se sont interrogés sur les raisons de cette marginalité. Ils ont entrepris un voyage pour découvrir et photographier les rues Péguy, puis ils ont créé un dialogue entre les images obtenues et les textes de l’écrivain, établissant des parallèles mais aussi des décalages. Récit de voyage et réflexion critique, documentaire et enquête poétique, cet ouvrage renouvelle l’approche de notre patrimoine littéraire.

Ce livre m’a été prêté par la Librairie Une Page à écrire, Janville (28), que j’aide à préparer la rentrée. Reçu par Flammarion en service de presse.

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