Comment se fabrique un véritable fasciste français ? J’entends, celui qui, en 1944, se fera fusiller par la Résistance à 26 ans, après des déboires moins épiques que laborieux, consignés dans un journal à nul autre pareil, révélant une ardeur et une sensibilité troublantes ?
Antoine Bruneau, historien, a trouvé sept carnets de Freddy Legrand dans une brocante. Son édition, précieuse pour ce témoignage unique (c’est le seul journal qui nous soit parvenu d’un collaborateur actif pendant la Seconde guerre mondiale), replace beaucoup d’éléments dans leur contexte. S’il admet avoir coupé plusieurs passages répétitifs (ah, cette histoire d’amour avec Suzanne….), il a gardé tous les indices politiques, sociaux et psychologiques qui permettent de comprendre le glissement d’un jeune homme intelligent et cultivé vers l’impardonnable. La révolte contre la bourgeoisie de ses parents, ses échecs successifs (il se définit lui-même comme un raté), l’amour inconditionnel qu’il semble vouloir porter à beaucoup de causes et de personnes, sans cesse déçu, l’abandon pur et simple qu’il subit plusieurs fois par les proches les plus décisifs (avant son appartenance ouverte au Parti franciste), un goût pour l’aventure, la chevalerie et la dignité qu’il ne trouve pas à épancher dans une société dont il déplore la bourgeoisie et la mesquinerie…. inutile de tout dévoiler : si le volume souffre de quelques longueurs et d’une mise en page qui aurait gagné à être un peu plus graphique et mieux agencée pour plus de clarté, il est tout simplement passionnant par son contenu de première main.
Plusieurs passages (sur les livres, sur la nature) et formules, Freddy Legrand étant fine plume, sont remarquables. L’une en particulier me fera cogiter un moment : « Il est odieux d’inculquer aux enfants la haine du vaincu. »
Plutôt que d’employer le terme à tort et à travers, je conseille à quiconque s’intéresse aux montées fascistes d’en apprendre plus sur un collabo… ordinaire.
EXTRAITS CHOISIS
« Et cependant, non ! Je ne veux pas être comme les autres. Non ! Je ne veux pas.
Être comme les autres, c’est ramper, se tordre les reins en courbettes, avoir toujours sur les lèvres le sourire de l’obséquiosité hypocrite, c’est admirer bruyamment la laideur, s’extasier devant le vice, lécher les bottes des puissants pour écraser les faibles, excuser les vilenies d’autrui pour se faire pardonner les siennes, c’est être partisan de l’Ordre par lâcheté et non par droiture, c’est nier Dieu pour n’avoir plus à le craindre, nier la vertu pour se complaire mieux dans le vice, encenser les fauves pour n’être pas dévoré par eux, louer la lâcheté pour cacher son propre manque de courage. » pages 106-107
« Ce que j’en attendais des choses de la vie ; j’étais prêt à tendre ma main à toutes les amitiés, mon cœur à toutes les affections, ma bouche à tous les baisers. J’attendais de la vie, je ne sais quoi d’imprécis, je ne sais quel appel. Un cœur jeune et chaud battait sous mes côtes. L’avenir me paraissait merveilleux.
C’est ainsi que les rêves défilaient dans ma petite tête folle, bercés par le chant de la pluie. Mais que de choses ont changé depuis. J’ai perdu tout espoir en un avenir meilleur. Pour moi, plus jamais, la vie ne sera belle. Suzanne a tué mon âme en me faisant trop souffrir. Elle l’a fait sans méchanceté peut-être, mais elle l’a fait ! Et une bande d’imbéciles se sont fait ses complices inconscients ! » Pages 175-176
« Cette nature, je la goûtais par tous mes sens : mes yeux jouissaient du vert des prés et des bois, du bleu du ciel ; mes oreilles, du chant des oiseaux, du bourdonnement des insectes, du murmure des ruisseaux ; mon odorat, du parfum des fleurs et de l’odeur sauvage des fougères. Plus même ; cette nature, je la respirais ; elle me pénétrait par tous les pores en même temps que la chaude caresse solaire sur la peau nue de ma nuque et de mes bras.
Je l’aimais tant, sans même m’en rendre compte, avec ses arbres, ses plantes, ses fleurs et ses animaux.
Car il ne faut pas croire que je sois sanguinaire. Ce que j’aime dans la chasse, ce que j’ai même aimé dans la guerre, c’est l’action et non la destruction. Le vrai chasseur n’est pas un assassin, c’est un homme d’action, c’est un homme qui a la conscience même de nos ancêtres préhistoriques qui poursuivaient le mammouth et le bison. Ses meurtres ne lui causant pas de remords parce qu’ils sont dans l’ordre des choses.
La vrai chasseur, le chasseur loyal et non l’abject braconnier qui tue le gibier la nuit à la lanterne ou le surprend traîtreusement au collet, le vrai chasseur, dis-je, respecte les femelles pleines, les faons, les périodes de nids ou des amours. S’il tue les individus, il ne détruit pas les espèces. Entre lui et le gibier il y a une sorte d’accord chevaleresque, que ce gibier soit le lièvre ou le tigre du Bengale. Les chasseurs parlent toujours avec tendresse des animaux qu’ils tuent, et cependant cette tendresse est plus sûre que la sensiblerie des vieilles filles qui s’apitoient sur une caille ou un perdreau mort parce que c’est la tendresse du vainqueur sur le vaincu. C’est un peu comme l’estime réciproque des soldats de nations ennemies, un sentiment d’autant plus précieux qu’il est rare. » Pages 205-206
Journal d’un collabo ordinaire, édité par Antoine Bruneau, Editions Jourdan.