Un essai alerte, vraiment tonifiant, sur l’évolution du métier de libraire en France. Rien ne date d’aujourd’hui, ce qui ne constitue pas une excuse mais enfin… on se prend à rêver depuis le XVIIIe siècle une profession idéale qui n’a existé que par fulgurances accidentelles. Tout le monde râle sur les mêmes choses depuis qu’on vend des livres, en somme. Point de dégradation nette et précise depuis quelques décennies, ces temps souvent observés sur leur temps de vie par des esprits chagrins qui s’imaginent être maudits *…mais plutôt une suite continue d’attentes, de la part de l’apprenti librairie comme du lecteur, brisées sur le réel.

*mais qu’ils se rassurent, ils ne le sont dont point personnellement, pardi, c’est bien toute l’espèce qui l’est.

Allez, une petite salve de tacles savoureux, mais n’allez pas y voir un mépris global de ma part (souvent l’apanage d’autres précieux ridicules – mépriser les libraires, c’est très tendance chez les bien nés), je rappelle que j’ai officié 5 ans dans le 6e arrondissement, côté sciences humaines, et que j’officie depuis 4 ans dans la Beauce, en libraire d’appoint éclair (pour ce que cela veut dire et ceci ne m’immunisant en rien contre les critiques, mais disons que j’y suis plus rodée).

« Si certains libraires sont de grands érudits, à l’image d’Honoré Champion ou d’Antoine-Augustin Renouard, beaucoup n’ont pas autant d’instruction et quelques-uns savent à peine lire et écrire. « Le plus grand nombre, affirme Alphonse Karr, et ce ne sont pas ceux qui réussissent le moins, vendent des livres comme d’autres vendent du charbon ». […] Bien des libraires, tel Victor Fouque à Chalon-sur-Saône, s’offusquent de ce que les brevets soient accordés au premier venu. « L’administration a donc contribué, plus que personne, à la décadence de la librairie en délivrant sans discernement des brevets à des individus incapables. Je connais une personne qui a été brevetée il y a environ un an, qui est totalement illétrée (sic), au point qu’elle ne peut même pas lire les titres des livres qu’elle vend. » » page70

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« Les efforts des libraires pour mieux se former ne leur épargnent pas quelques critiques, parfois très dures. Dans Le Temps du 29 janvier 1911, Gaston Deschamps s’en prend avec virulence au « libraire illettré », désigné comme « le véritable ennemi des livres, le fléau des lettres ».
« Les libraires font le désespoir des éditeurs et des auteurs par leur incompétence navrante. Ils ne savent pas leur métier. Ils ne lisent rien. Ils ignorent surtout la loi de l’offre et la demande. Absolument dénués de la plus élémentaire notion de bibliographie contemporaine, ils étonnent leurs clients par l’étrangeté imprévue, saugrenue, effarante, de leurs réponses. (…) Point de différence, à leurs yeux, entre une œuvre mémorable et les plus insipides productions. De cette confusion incessante résulte, pour les lettrés, pour les littérateurs, pour toute cette confrérie des gens de lettres, un dommage permanent. » page 103

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« La mévente du livre a des raisons économiques, mais d’aucuns pointent aussi le conservatisme de la profession (de libraire). Selon Bertrand Gheerbrant, cofondateur de la librairie La Hune (Paris), les « fonds des libraires reflétaient ce conservatisme, situation qui entravait l’essor de la jeune littérature. » (1988) Cet esprit conservateur se manifeste notamment dans la volonté, exprimée par une partie des libraires, d’être les gardiens de l’ordre moral et donc de refuser de vendre les écrits pouvant « empoisonner les esprits et les cœurs de plusieurs générations. »
« L’on nous qualifiera de rétrograde si l’on veut, mais nous n’en continuerons pas moins à dire que le sens moral est en péril, que nous avons, nous libraires, en bons pères de famille, le devoir d’écarter de nos rayons et de nos vitrines les volumes faisandés, même si les « grands critiques », si les « pontifes » de la littérature les déclarent chefs-d’œuvre dans leur aberration. » Gouberville, le sens moral en péril, 1946. » page 128

Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française, Editions La Fabrique, 2021, 248 pages.

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