« Yangdong jette son mégot par terre et l’écrase du pied.
– Tu sais ce qu’il te manque, Huisu ?
Yangdong allume une autre cigarette. Son visage, éclairé par la flamme du briquet, paraît grave.
– T’as pas le goût de niquer.
Huisi le regarde, sans comprendre.
– Tu es trop soucieux d’élégance, Huisu. Un voyou, ça vit pas d’élégance. Qu’est-ce que tu m’as dit déjà, ta loyauté envers Monsieur ? Ta peur pour tes gars ? Le regard des gens sur toi ? Au diable tout ça ! L’homme n’est pas si vertueux. C’est justement parce qu’on rêve de cette élégance sans jamais l’atteindre que la vie est si dure. Si tu t’inquiètes pour tes petits, mets des billets dans leurs mains. C’est cent fois plus efficace qu’un pauvre sentiment de pitié ou d’inquiétude. Tu veux à la fois arborer cette putain d’élégance et avaler le plus gros morceau de gâteau possible. Ça n’existe pas. Nous autres qui n’avons rien, il nous reste ça, l’envie de niquer les autres. On se renverse devant l’ennemi en montrant le ventre, on s’accroche à sa jambe en pleurant, on lui lèche le trou du cul et au dernier moment on lui grimpe dessus et on le baise. Si tu n’as pas le goût de niquer ton voisin et que tu t’entêtes dans l’élégance, tes mains demeureront vides.
– Mais qu’est-ce qu’on y gagne, concrètement ?
Yangdong le fixe, éberlué que Huisi n’ait toujours rien compris.
– C’est la seule façon de te mettre quelque chose sous la dent, quoi.
(…) Yangdong et Huisu se taisent. Un silence gênant s’installe. Dans la forêt, le chevreuil qui a perdu son petit continue de pleurer. Non loin d’eux, dans le noir, un morceau de roche tombe de la falaise avec fracas. » pages 244-245, traduit par Kyungran Choi et Lise Charrin.

À propos de Sang chaud, de Kim Un-Su, éditions Matin Calme, 2020.

 

•Toute première parution d’une nouvelle maison d’édition Matin Calme, qui parie sur le polar coréen, Sang chaud de Kim Un-Su demande de la patience et de la confiance pour déboucher sur une résolution mémorable.•

 

Busan, c’est l’équivalent de Marseille pour la Corée du Sud : un grand port commercial, stratégique et rongé par les gangs. À l’extrême pointe du sud-est du pays du Matin Calme, les plages de Guam, quartier tenu par Père Sohn et sa fine équipe de truands frileux et placides – du moins le croit-on durant les deux cent premières pages, ouvrent sur l’océan Pacifique, droit devant le Japon. Sur l’une, l’hôtel Mallijang, le QG de cette bande de Guam, se dresse, protégé des règlements de compte par sa position exposée, surtout en période touristique. Huisu a quarante ans. Bras droit du Père Sohn, il gère officiellement l’hôtel, qui couvre leurs trafics minables et gagne-petit. Préférant la tranquillité du délit, couvert facilement par quelques pots de vin aux douaniers, à l’inconfort permanent du crime, le patriarche septuagénaire soutenu par une bande de vieux buveurs de bouillon, s’en tient aux basses besognes qui rapportent peu, mais régulièrement. Cette année, en 1993, Père Sohn a décidé de s’en tenir à la contrebande d’épices, et dans un entrepôt surchauffé, les truands jouent de la pelle pour mélanger la fine poudre nationale à l’importée illégalement. Ulcéré, dans tous les sens du terme, Huisu boit trop, mange mal et ronge son frein. Il aime Insuk depuis son adolescence, elle qui a 17 ans s’est vendue dans les bars pour nourrir ses sept frères et sœurs. Aujourd’hui, elle ne donne plus de sa personne mais tient d’une poigne d’acier La Cuisse, un bar de la nouvelle mode : les clients y viennent parler avec des filles, mais ne les touchent plus. Trop risqué, trop d’ennuis. Son fils de la petite vingtaine, Amy, un géant fin bagarreur, sort de prison. Un rêve naît alors chez Huisu, trop intelligent et encore trop vertueux pour supporter correctement son existence de chien errant : s’il pouvait construire un foyer, avec son amour d’enfance et un fils adoptif, peut-être trouverait-il un sens, un objectif à son existence ? Mais le conflit larvé depuis trop longtemps entre les différentes familles de mafieux, pour un rien, un verre de trop, un couteau à sashimi dégainé trop vite, va se charger de nettoyer toutes ses espérances.

Déroutée par les deux cent premières pages (une construction audacieuse, qui suppose que le lecteur tiendra tout ce temps) qui détaillent et installent l’existence répétitive, larvaire, alcoolique et routinière de la bande de Guam, je fus à deux doigts de laisser tomber : je ne comprenais pas le point, la vision d’ensemble. Je décidai de faire confiance, encouragée par la personnalité particulière des deux principaux protagonistes, ce Père Sohn souhaitant faire le moins de vague possible (ironie de la sonorité de son nom en français, d’ailleurs), et Huisu trop élégant pour s’en sortir dans ce monde. Chahutée par le fin burlesque de nombreuses situations, je me demandai quand l’auteur finirait par prendre ses personnages au sérieux. Il nous réservait un final. A la coréenne, c’est-à-dire sans aucune retenue dans le dépeçage raffiné des protagonistes, dont on comprend rapidement – et trop tard, puisque le bougre a eu la saugrenue idée de nous y attacher durant l’immense préliminaire – qu’aucun ne sera à l’abri de la déferlante meurtrière, alors qu’un typhon secoue les vacanciers, et que chacun livré à lui-même et aux jeux d’alliances et de trahisons ne devra son salut qu’à des éléments chaotiques et extérieurs. Lors d’une dernière scène magistrale, sur un bateau fou dérivant au large, alors que la métaphysique de Huisu touche son point d’incandescence et que les comptes s’apprêtent à être réglés, le lecteur lui-aussi s’embrase et saisit la profondeur de la tragédie qui vient de se jouer. Polar coréen ? Certes, mais d’abord, roman noir universel sur la condition du déterminé à se relever, alors que tout lui indique de rester courbé : c’est par ailleurs ce mouvement douloureux, accidenté et empesé que représente si bellement la couverture.

Intermède musical du jour :

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« Quelqu’un obstinément cherche à sortir de moi » Arthur Cravan. Les noyés sont des prophètes qui parlent la langue des signes dans des gestes si lents qu’ils balaient notre mémoire. Bertrand Lacarelle. « La mort dans les flots est-elle le dernier mot des forts ? » Robert Desnos.   Nous avons tous les trois > Lire plus

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  On évoque souvent la murène du Romain Crassus. […] lorsque Crassus l’appelait, elle reconnaissait le ton de sa voix et elle nageait vers lui. […] Crassus alla même jusqu’à la pleurer et à l’enterrer lorsqu’elle mourut. Un jour que Domitius lui disait « Imbécile, tu pleures la mort d’une murène », > Lire plus

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Déclin et salut de la littérature : Philitt revient, et redresse

« Laissons aux idéologues du déclinisme l’illusion d’un âge d’or révolu de la littérature – et osons être présents à notre monde. »

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